Le Bien-aimé et l’Ami

Dans le Cantique des cantiques, le Christ est le Bien-aimé (Cant 2,8-17) ; dans le texte de l’évangile de Jean, il est l’Ami. (Jean 15,11-17). Quel est le lien entre ces deux textes ?1

Vous m’avez proposé de méditer ces deux textes. La page de l’Évangile de Jean, je la connais bien. Surtout depuis le Forum chrétien romand qui nous avait réunis à Leysin, il y a tout juste une année. Ce texte nous avait conduits durant ces trois jours bénis.

Mais il est inhabituel de lire un texte tiré du Cantique des Cantiques. Cependant, puisque vous l’avez choisi, je suppose que vous vous attendez à ce que j’en dise quelque chose !

J’ai essayé de voir ce qui unit ces deux textes : dans les deux textes il prend l’initiative de la relation. Dans le Cantique, il est celui qui vient vers sa bien-aimée, franchissant tous les obstacles. Dans Jean, il dit « : ce n’est pas vous qui m’avez choisi, mais c’est moi qui vous ai choisis ».

 

Le Bien-aimé qui vient à nous

Commençons par le Cantique des Cantiques ! Ce texte parle, bien sûr, de la relation entre un homme et une femme, mais depuis toujours, il a été compris comme une évocation poétique de la relation entre Dieu et son peuple. Et à mon sens, c’était déjà l’intention de son auteur.

Dans ce texte, le Christ est le Bien-aimé celui qui visite et prend l’initiative de la relation. Son nom est magnifique : « Il vient ». Le livre de l’Apocalypse s’en fera l’écho : il est « le Tout puissant qui était, qui est et qui vient ». (1,8)

Il vient, et il n’y a pas d’obstacles qui peuvent l’empêcher de nous visiter : il connaît les chemins sinueux qui mènent à notre cœur. Il est comme un cerf bondissant à travers les collines. Le cerf a été compris comme un symbole du Christ. Et il arrive qu’un cerf se trouve sur le clocher d’une église. (Par exemple sur l’église de Saint Eustache à Paris, ou encore sur la façade de l’Église de Guetsémané à Jérusalem.

Le pas rapide du bien-aimé est celui d’une danse d’amour. Pas d’obstacle infranchissable pour lui : aujourd’hui il nous rejoint à travers tant de moyens. Pour Origène dans son commentaire du Cantique des Cantiques, c’est en particulier à travers la Lectio divina. Je le cite : « Quand l’Épouse lit aujourd’hui les Écritures, qu’elle feuillette les écrits des prophètes, ne le voit-elle pas aussi bondir à travers les lignes du texte inspiré, s’en échapper pour courir à sa rencontre » ?2

N’est-ce pas un bel encouragement à continuer ces Chemins d’unité autour de la Parole de Dieu, dans votre communauté ? Ces retraites de « Lectio divina » œcuménique auxquelles j’ai la joie de participer.

 

Sortir de nos hivers

Parfois, nous vivons des hivers spirituels. La bonne nouvelle du Cantique des Cantiques est que l’hiver n’est pas pour toujours.  « Allons, dit le Bien-aimé, ma tendre amie, ma belle, viens ! L’hiver est passé, la pluie a cessé… »

L’hiver, dans le Cantique des cantiques symbolise l’éloignement de Dieu, l’absence de communion avec lui. Seule la bien-aimée vit en hiver. Cela provoque une grande souffrance chez elle.  

Or voici que l’hiver de la souffrance et de l’éloignement est définitivement terminé.  Le Bien-aimé vient la délivrer.

Notre temps est celui de la visite du Christ, notre époux bien-aimé, toujours avec nous. Celui qui est venu, vient maintenant et reviendra pour mettre fin à tout hiver.

Cependant la condition pour éprouver l’amour de Dieu est de lui ouvrir la porte. De se tourner vers lui.

« Viens » – « Ouvre-moi ta porte ! » dit à plusieurs reprises le Bien-aimé. « Me voici, je me tiens à la porte et je frappe. Si quelqu’un m’ouvre la porte, j’entrerai chez lui… », dit en écho Jésus, notre divin époux, qui a éprouvé la morsure de tous les hivers du monde.  

Pour vaincre tout hiver, en nous et en dehors de nous, écoutons la voix de Jésus, notre Bien-aimé qui nous dit « Viens » ! « Venez à moi, vous qui êtes fatigués et chargés » !

Éveillons-nous et soyons vigilants : écoutons la voix de l’Esprit qui dit aussi « Viens ». « Viens » : la réponse à cette invitation est le secret de la vie religieuse qui est avant tout une réponse à un appel.

Cette voix nous promet qu’aucun hiver n’est éternel, que personne ne doit s’enfermer ni enfermer l’autre dans un hiver. Oui, que notre cœur s’éveille à sa voix, forte et pleine de tendresse !

 

L’ami qui nous choisit

Dans le texte de l’évangile de Jean, le Christ est l’ami qui prend l’initiative : « ce n’est pas vous qui m’avez choisi, c’est moi qui vous ai choisis ».

« Je ne vous appelle plus serviteurs, mais amis », précise-t-il. Quelle est la différence entre un ami et un serviteur, une amie et une servante ?

Je reprends ici cette réflexion qui a été donnée par la pasteure Noémie Rakotoarison dans le cadre du Forum chrétien romand :

« Servir, me mettre au service, c’est quelque chose que je peux choisir de faire. Je peux faire le choix de servir une personne, un employeur, une cause… En revanche, être considéré comme un ami n’est pas de mon ressort. En effet, pour que l’autre me considère comme son ami, c’est à lui de me choisir. Or, cela, je n’en ai pas la maîtrise.

Ainsi, nous ne pouvons pas choisir de devenir les amis de Jésus. Nous pouvons choisir personnellement d’être à son service ; par contre, pour être considérés comme ses amis, c’est lui qui doit nous choisir. Mais justement, ce choix, il le fait ».

Jésus a fait le choix d’appeler amis ses disciples. Il a fait le choix de leur faire connaître tout ce qu’il a entendu de son Père…Les disciples sont maintenant totalement au courant de l’identité et de la mission du Fils. Ils sont invités à partager cette mission. Ils ne sont pas réduits à de simples exécutants, ignorant ce qui se passe dans les « hautes sphères » de décision (pour reprendre une image actuelle). Ils connaissent tous les tenants et aboutissants ; ils sont amis du Seigneur. Ils sont invités eux aussi à être partie prenante du projet du Père et du Fils, à être collaborateurs, à s’approprier pour eux-mêmes ce projet ».3

Je me souviens, chère Sœur Berta, que tu m’as dit cette simple parole, lors d’une retraite que j’avais fait ici à la Pelouse : « Martin, nous sommes tes amies ». Cela m’avait touché alors que je traversais un moment difficile dans mon Église. Je m’en suis souvenu et j’aimerais te dire aussi : « je suis ton ami » ! Et vous dire aussi à vous toutes, mes sœurs : « je suis votre ami » !

 

Un « art de l’amitié »

Jésus dit encore : « Vous êtes mes amis si vous faites ce que je vous commande » (v. 14). Et que nous commande Jésus dans ce texte ?

De manière surprenante, il ne nous dit pas : « aimez-moi » !

Mais il répète son commandement nouveau : « Voici mon commandement : aimez-vous les uns les autres comme je vous aime ».

Certes, nous avons à aimer Dieu et tout notre cœur, mais il est invisible, le Tout-Puissant, alors que notre prochain est bien visible, concret, particulier, avec des qualités et des défauts (tout comme moi).

Nous devenons donc amis de Jésus et amis les uns les autres en Jésus, en nous aimant les uns les autres.

C’est à la fois très simple, mais aussi très exigeant. En fait c’est un grand art, dont on n’aura jamais fini d’explorer la beauté.

Un art qui commence par faire le premier pas vers l’autre, comme le Bien-aimé du Cantique des Cantiques et comme l’Ami de l’Évangile.

Un art qui consiste à n’exclure personne, car le prochain est d’abord la personne que je rencontre dans le moment présent. En étant attentif à elle, je deviens son prochain.  

Un art qui consiste ensuite à se mettre à la place de l’autre. Posons-nous cette question : « qu’est-ce que je souhaiterais à sa place » ? Cela nous conduit à l’écouter, à chercher à la rejoindre dans sa musique intérieure, avant de vouloir répondre et de chercher à avoir raison. Chercher à le comprendre ne signifie d’ailleurs pas être d’accord ou approuver ce que l’autre dit ou fait.

Un art, enfin, qui implique enfin de recommencer. Ce verbe est une clé de la vie spirituelle. Quand je m’aperçois que j’ai manqué d’amour, que je n’ai pas réussi à faire le bien, je peux recommencer à aimer dans le moment qui suit immédiatement.

Recommencer dans la foi que Dieu m’aide à le faire, si nécessaire aussi en demandant pardon au prochain, c’est peut-être encore plus important que de toujours réussir à aimer (si c’était possible !).

Me relever après une chute, c’est exprimer ma foi en la miséricorde de Dieu, c’est reconnaître mes limites et que Dieu seul est Parfait et Tout-puissant, c’est grandir non seulement dans l’humilité mais aussi dans la persévérance ; c’est continuer d’avancer dans la vie spirituelle.

Que le Christ, notre Bien-aimé et notre Ami, nous inspire et nous aide à vivre le grand art de l’amitié en faisant le premier pas, à être vigilants dans nos relations, en nous mettant à la place de l’autre. Et qu’il nous encourage à recommencer toujours cette gymnastique spirituelle !

1 J’ai donné ce message à la Communauté des soeurs de Saint Maurice, lors des 50 ans de consécration de Sœur Berta et des 25 ans de Sœur Claire Isabelle, le 8 octobre. 2022.

2 Origène, In Canticum canticorum, 160. Cité en Blaise Arminjon, La Cantate de l’Amour, Desclées, 1983, p. 172

3 Forum chrétien romand, En chemin d’unité, Unichtus, Le Mont sur Lausanne, 2022, p. 80-81


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