3 singes

Voir, douter, croire: Les trois singes de la sagesse et l’Evangile. Jean 20

A Lutry, où j’ai passé mon enfance, une statue m’a toujours intrigué. Elle se trouve au bord du lac, au pied d’une fontaine. Elle représente le motif traditionnel des trois singes, dont l’un se cache les yeux avec les mains, le deuxième se bouche les oreilles, le troisième met ses mains sur la bouche.  

Quel est le sens de ce motif ? Il met en évidence les sens de la vue, de l’écoute. On fait remonter ce thème au philosophe chinois Confucius qui a écrit :  « Devant l’impolitesse, ne pas regarder, ne pas écouter, ne pas parler, ne pas bouger » 

On pense aussi aux paroles de Jésus lorsqu’il dit qu’il utilise des paraboles parce que la foule regarde sans voir, écoute sans entendre et sans comprendre. Viennent aussi à l’esprit ses paroles après avoir guéri l’aveugle-né. Les aveugles ne sont pas ceux qui ne voient pas la lumière et les couleurs, mais ceux qui refusent de voir la présence de Dieu dans la création et dans le Christ.

Voir : ce verbe est important dans le récit de la rencontre entre Jésus et Thomas. Thomas doute : il ne croira qu’après avoir vu Jésus ressuscité. Et Jésus lui dira cette parole célèbre : «Heureux ceux qui ont cru, sans avoir vu ». (Jean 20,29)

Deux autres verbes me paraissent également importants dans ce texte : douter et croire. Je vous propose de prendre un moment pour bien saisir le sens de ces trois verbes.

1. Voir 

Ce verbe apparaît dès la première page de l’Evangile de Jean. Il y joue une signification centrale. « Voir Jésus », c’est voir non seulement une personne humaine comme vous et moi, mais c’est rencontrer quelqu’un en qui l’homme est dépassé, la Parole éternelle de Dieu faite chair : « Qui m’a vu a vu le Père » (14.9) Après la résurrection, explose la bonne nouvelle de ceux qui l’ont vu vivant. Marie de Magdala annonce : « J’ai vu le Seigneur et voici ce qu’il m’a dit ». Le disciple que Jésus aimait entrant dans le tombeau vide, « vit et il crut ». Et les apôtres annoncent à Thomas : « Nous avons vu le Seigneur. »

Thomas, lui, n’était pas là quand Jésus est venu visiter ses disciples. Il veut une preuve tangible et visible pour croire que Jésus est vraiment ressuscité. Il sera comblé. Jésus se place sur son terrain, il pourra non seulement le voir, mais également le toucher comme il le désirait. Subtil humour. Alors Thomas s’agenouille devant Jésus et dit la confession de foi la plus belle et la plus profonde de tout le Nouveau Testament : « Mon Seigneur et mon Dieu ».

Puis Jésus lui dit : « Parce que tu m’as vu, tu as cru » et il ajoute : « heureux ceux qui ont cru sans avoir vu. » Croire sans voir Jésus comme l’ont vu et touché ses tout premiers disciples, telle sera la condition de tous les autres chrétiens. Pierre leur dira : « Vous aimez le Christ sans l’avoir vu ; vous croyez sans le voir encore ; aussi tressaillez-vous d’une joie ineffable et glorieuse » (1 Pi. 1.8).

Après 40 jours, les apparitions de Jésus sont terminées. Jésus remonte vers son Père. Désormais son corps glorifié est auprès de Lui, en dehors de l’espace-temps. On ne peut plus ni voir ni toucher le Ressuscité. Qu’on ne se trompe donc pas sur la Résurrection. Pour qu’on comprenne qu’elle n’est pas un simple retour à la vie d’avant, il faut que les apparitions cessent. Désormais les croyants croient sans avoir vu.

Certes des personnes auront des songes et des visions du Christ, comme le promet la prophétie de Joël accomplie à Pentecôte. Etienne, le premier martyr voit Jésus dans la gloire au moment de mourir ; Jésus apparaît à Paul. D’innombrables chrétiens jusqu’à aujourd’hui seront au bénéfice d’une grâce spéciale de Jésus, qui s’est montré à eux.

Mais cela est différent, car le corps ressuscité de Jésus est maintenant dans la gloire du Père. Si Jésus se rend présent, c’est spirituellement qu’il agit : on le rencontre dans sa Parole, là où deux ou trois sont rassemblés en son nom, dans la sainte cène, dans la prière, dans notre être intérieur, dans ceux qu’il choisit pour être ses ministres. On ne le voit pas avec les yeux du corps, mais avec ceux du coeur.

2. Douter.

Déjà au temps de Jésus, il ne suffisait pas de le voir pour croire. Les yeux du corps voyaient un homme. Il fallait d’autres yeux pour reconnaître le Fils de Dieu. Beaucoup, même parmi ses disciples en doutaient. A la fin de sa vie, tous l’ont abandonné, sauf sa mère, quelques femmes et le disciple qu’il aimait. A Pâques, la première réaction des disciples à l’annonce de la résurrection, fut le doute. Marie de Magdala et les autres femmes qui furent les premières à apporter cette bonne nouvelle furent prises pour des folles. Les deux disciples sur le chemin d’Emmaüs furent lents à croire.

Et puis il y a notre Thomas. Il est surnommé le jumeau. On ne dit quel est le nom de son frère. Peut-être est-ce une manière de s’identifier à lui : Thomas est mon frère jumeau. Je suis proche de lui. Son doute est le mien, l’itinéraire du croyant.

Thomas est un réaliste. Il donne la réponse banale de tous les réalistes du monde : « Si je ne vois pas, si je ne touche pas, je ne croirai pas. » Il le dit avec véhémence et conviction : « sûrement, je ne croirai pas. » Il veut faire l’expérience lui-même, non pas recevoir des autres une information qu’il n’aurait pas vérifiée. En fait Thomas veut voir avant de croire, ce qui n’est plus croire, mais savoir.

Le doute est une pieuvre aux multiples bras. J’ai du mal à prier, est-ce que Dieu écoute ma prière.  Fêter Pâques, mais comment puis-je le faire honnêtement si je doute de la résurrection de Jésus ? Pourquoi Dieu n’a-t-il pas protégé Jésus qui était juste et bon ? J’ai souffert beaucoup dans ma vie : comment croire que Dieu m’aime et me veut du bien ? Pour ne pas douter, il faudrait fermer les yeux.

Mais quand je les ouvre, qu’est-ce que je vois ? Tant de souffrances, d’événements inexplicables qui semblent nous souffler à l’oreille : « tu le vois bien, ceux qui souffrent sont seuls, la résurrection de Jésus n’est qu’une légende. » Le doute peut être tenace : un jour j’ai rencontré une femme qui m’a raconté une vision qu’elle a eu de Jésus. Elle y pense chaque jour… mais elle doute de l’existence de Jésus ! 30 ans après cette expérience inoubliable !

Thomas s’appuie sur le visible et le tangible. Il manque de confiance dans la parole de ses amis. Il recherche en fait ce que tous cherchent : le besoin de points de repères et de sécurité. Aujourd’hui, il me semble que cela est accentué par l’audiovisuel : seuls les événements que l’on voit sont réels. 

Mais Thomas nous ouvre aussi un chemin. Il rejoint en particulier tous ceux qui peinent sur le chemin de la vie chrétienne. Le doute est en effet un grand obstacle. Je dirai même qu’il fait partie de la vie de chaque chrétien. Il n’y a pas de vie chrétienne, qui ne passe par des moments de doute et d’hésitation. Mais la foi qui surmonte le doute devient plus solide.

3. Croire.

« Heureux ceux qui croient sans avoir vu ». A l’inverse de Thomas, le disciple que Jésus aimait, Jean, « a vu et cru » quand il est arrivé au tombeau. Mais qu’y avait-il à voir ? Rien du tout. Le tombeau était vide. Et ce vide qu’il voit lui fait croire à ce qu’il ne voit pas. Contrairement à Thomas et à tous ses frères jumeaux que nous sommes, qui ne croiront pas tant qu’ils ne verront pas. Qu’avait-il de plus ce disciple pour qu’il croie ? Peut-être ce plus s’appelle la confiance. Jean s’était souvenu des paroles de Jésus sur ce qui devait lui arriver et il a mis son entière confiance en elles.

Cette confiance est un engagement total de l’être. Elle mise tout sur cette parole de vérité que Jésus a prononcée. Quand nous terminons nos lectures de la Bible ou nos prières par le petit mot « amen », nous disons que nous avons totalement confiance en ce qui vient d’être dit. Amen vient de la même racine hébraïque que croire. Il veut dire en effet « j’y crois, c’est du solide, c’est vrai. Je peux faire confiance en Celui que je prie ou qui me parle ». Croire, c’est découvrir qu’on est aimé de Dieu et c’est se confier totalement à cet amour et y répondre par notre amen.

Thomas a fait l’expérience de l’amour de Dieu et y a répondu ; il dit alors la plus belle et la plus profonde confession de foi de tout le Nouveau Testament : « Mon Seigneur et mon Dieu ».  Thomas a fait cette expérience dans la communauté des premiers chrétiens. Il a vécu cet amour de Dieu dans la communauté. Les autres disciples ne l’ont pas jugé, ni exclu ou excommunié pour n’avoir pas cru. 

L’amour fraternel et réciproque était vivant dans cette communauté, comme nous le montre la lecture du livre des Actes (2.42-46). Alors cette fraternité rend possible la venue de Jésus au milieu de la communauté. Une venue du Christ qui a converti Thomas. Aujourd’hui Jésus continue d’agir ainsi. C’est l’amour fraternel, c’est la miséricorde vécue entre nous qui nous permet de croire. C’est ainsi que le Christ nous touche personnellement, comme il a touché Thomas. Le plus grand obstacle à la foi chrétienne c’est le manque de miséricorde entre chrétiens.

4. La caresse de Dieu

Que l’on s’en souvienne en ce dimanche qui est aussi le « Dimanche de la miséricorde » ! Un dimanche qui prend un relief particulier durant cette année de la miséricorde voulue par le pape François. La miséricorde est le cœur de l’Evangile. Elle concerne autant les protestants que les catholiques. Elle est la « caresse de Dieu », comme le dit si joliment François.

En fait Jésus « caresse » Thomas pour le faire naître à la foi.

Il en va de même pour nous aujourd’hui. Pour susciter la confiance, Jésus doit nous « caresser ». Comment s’y prend-il ?

Jésus continue à venir sous les différentes formes que nous connaissons et que j’ai déjà mentionnées (Sa Parole, la Cène, la vie fraternelle, la prière, ses ministres…). Mais Jésus ne nous touche pas seulement par ces belles réalités. Durant sa vie terrestre, Jésus n’a pas seulement touché le charme de la vie, la joie des noces, les belles amitiés. Mais ses mains ont été clouées sur une croix et il est descendu dans notre profonde misère. Nous croyons à ce Dieu là, qui porte sur lui les cicatrices de la souffrance humaine. 

C’est à ce Dieu que Thomas dit : « Mon Seigneur et mon Dieu ». Pareillement, aujourd’hui, nous rencontrons Jésus pas seulement dans les charmes et les beautés dans la vie, dans une communauté vivante et priante, mais également – et peut-être surtout – dans les moments difficiles et obscurs, dans la souffrance. C’est dans ces moments qu’il vient nous « caresser ». C’est ce qu’il fait avec Jean, le voyant de l’Apocalypse: « il posa sa main sur lui » pour calmer sa frayeur. (Apoc 1,17; 2e lecture du jour)

Et il passe souvent à travers nos frères et soeurs pour le faire. À nous de relayer la « caresse de Dieu » en étant misericordieux comme il ne cesse de l’être! C’est ce qu’ont fait les apôtres: « par leur main, beaucoup de signes et de prodiges s’accomplissaient dans le peuple » (Actes 5,12; 1e lecture)

*****

Peut-être que les trois singes dont je parlais au début sont un symbole de la foi. La foi nous fait voir, sentir et entendre avec le coeur. Les trois singes invitent à ne pas se laisser fasciner par nos sens. Nous fermons les yeux et nous nous bouchons les oreilles, non parce que nous nous désintéressons du monde, mais parce que nous désirons poser un regard plus profond sur ce qui se passe. Par la foi, Dieu vient nous carresser pour nous dire combien il nous aime. La foi nous permet de voir tout avec des yeux nouveaux. Elle nous fait découvrir que Jésus est là « avec nous tous les jours », en toutes circonstances, heureuses ou tristes. Nous pouvons lui dire « Mon Seigneur et mon Dieu ».

Nous voulons découvrir en toutes choses une intention d’amour du Christ ressuscité sur nous, sur les autres et sur toute la création. Que le Christ soit notre lumière intérieure afin que nous puissions vivre ce bonheur qu’il promet : «Heureux ceux qui ont cru sans avoir vu ».

Martin Hoegger


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