J’ai hésité à parler de ce thème ce matin le contexte actuel du conflit israélo-palestinien qui s’envenime de jour en jour.[1]
Parler d’un « mystère d’Israël » pourrait paraître une provocation, alors que la guerre fait rage à Gaza et que les images qui viennent de là-bas nous troublent au plus haut point.
Alors pourquoi parler de ce mystère ?
Tout simplement parce que la Bible en parle, quand l’apôtre Paul écrit aux Romains à propos du peuple juif : « Je ne veux pas, mes frères, que vous ignoriez ce mystère » (Romains 11,25).
En fait, ce mystère traverse toute la Bible. Si nous l’ignorons, nous risquons l’orgueil, l’oubli de nos racines, et même le mépris du peuple juif qui reste aimé de Dieu. Il me semble donc que c’est le moment ou jamais de rappeler nos racines.
Précision importante : j’utilise le mot « Israël » pour désigner l’existence juive en général (« Le peuple juif »). Quand je parlerai de l’état d’Israël – à un seul endroit – je le préciserai.
Mais avant de développer ce thème, permettez-moi de vous dire que ce mystère m’accompagne depuis plusieurs années. Je suis devenu membre des Amitiés judéo-chrétiennes du temps où j’étais assistant d’Ancien Testament à la Faculté de théologie de Lausanne, dans les années 1980, et, dès lors, j’ai rencontré tant de personnes juives avec une admirable vie spirituelle.
Depuis vingt ans, je me rends chaque année à Jérusalem où, avec les « Montées de Jérusalem », j’ai aussi pu rencontrer des palestiniens chrétiens et des juifs qui reconnaissent en Jésus le Messie d’Israël. Cela a élargi mon regard sur l’Église et j’ai découvert qu’elle est appelée à être une communion entre Juifs et non-Juifs.
À travers les Écritures, à travers Abraham, Marie et Paul, nous allons maintenant contempler quatre aspects de ce mystère, qui nous conduisent à l’humilité, à la reconnaissance et à l’espérance.
1. La promesse faite à Abraham : un Dieu fidèle
Le Seigneur dit à Abram : « Quitte ton pays, ta parenté et la maison de ton père et va dans le pays que je te montrerai. Je ferai naître de toi un grand peuple ; je te bénirai et je rendrai ton nom célèbre. Tu seras une bénédiction pour les autres. Je bénirai ceux qui te béniront, mais je maudirai ceux qui te maudiront. À travers toi, toutes les familles de la terre seront bénies. » (Genèse 12,1-3)
Tout commence avec Abraham. Dieu l’appelle à quitter son pays. Ce texte est charnière. À l’intérieur de l’histoire universelle qu’il juge et bénit (thème des onze premiers chapitres de la Genèse), Dieu va inscrire sa bénédiction particulière en choisissant un homme, sa descendance, puis tout un peuple.
Ainsi naît une histoire de la promesse de Dieu, ou de l’Alliance. Fragile et menacée, cette histoire particulière commence par la vocation d’Abraham.
La promesse donnée à Abram comporte quatre dimensions :
– la promesse d’une descendance ;
– la promesse d’un pays ;
– la promesse d’une communion avec Dieu ;
– la promesse d’une mission universelle.
Approfondissons ces quatre points :
a) La promesse d’une descendance
La suite de la Genèse montre comment cette promesse s’accomplit dans la descendance d’Abraham. Avancé en âge et sans enfant, Abraham est appelé à un acte de remise sans condition à la Parole de Dieu : « Regarde le ciel et compte les étoiles si tu le peux… Comme elles, tes descendants seront innombrables. » (Genèse 15,5)
En passant par Isaac, Jacob, Joseph, puis les douze tribus d’Israël, cette promesse se réalise progressivement durant toute l’histoire relatée par la Bible et au-delà.
b) La promesse d’une terre
La promesse d’une terre à Abraham et à sa descendance est répétée de nombreuses fois (Genèse 15 et 17). Elle est d’abord géographique : la terre de Canaan où Abraham s’établira, puis le peuple issu de lui. Elle est « un pays où coulent le lait et le miel » (Exode 3,8).
Cette promesse est concrète, géographique, historique. Elle donne au peuple juif une identité et une vocation : vivre dans la fidélité à Dieu et témoigner de lui au milieu des nations.
Mais déjà, la possession de la terre est conditionnée : « Si vous obéissez à ma voix… je marcherai au milieu de vous, je serai votre Dieu et vous serez mon peuple. » (Lévitique 26 ; Deutéronome 28) Israël est appelé à être signe et témoin de Dieu dans une terre donnée par grâce. Sa vocation est de « pratiquer la justice, d’aimer la miséricorde et de marcher humblement avec son Dieu » (Michée 6,8).
c) La promesse d’une relation avec Dieu (la bénédiction)
Le verbe « bénir » et son substantif apparaissent cinq fois en ces trois versets. Dieu s’est lié à Abraham de manière toute spéciale. Les patriarches qui l’ont précédé n’avaient pas reçu une telle promesse de bénédiction. À travers son père Abraham, Israël est choisi pour vivre en relation avec le Dieu vivant, dans l’alliance.
Le Tabernacle, puis le Temple de Jérusalem, font pénétrer le peuple dans l’intimité de cette relation d’alliance qui, lorsqu’elle est brisée par la faute, peut être rétablie par les sacrifices.
d) La promesse d’une mission universelle
Dès l’origine, la vocation d’Abraham est missionnaire : il n’est pas béni pour lui-même, mais « pour que toutes les familles de la terre soient bénies » (Genèse 12,3). Les prophètes annonceront que la vocation du peuple d’Israël est d’être « lumière des nations » pour révéler le chemin vers Dieu aux autres peuples (Ésaïe 42,6-9).
Être « lumière des nations » signifie qu’Israël doit être un témoin vivant de la sainteté et de l’amour de Dieu dans le monde.
2. Dieu confirme son alliance avec Israël et l’élargit aux nations
Avec tout le Nouveau Testament, Marie voit dans la venue de Jésus-Christ la réalisation de la promesse faite à son peuple. Voici un extrait de son chant, le Magnificat :
« Il est venu en aide à Israël, le peuple qui le sert : il n’a pas oublié de manifester sa bonté envers Abraham et ses descendants, pour toujours, comme il l’avait promis à nos ancêtres. » (Luc 1,54-55)
Et les apôtres annoncent au peuple juif : « Nous vous apportons la Bonne Nouvelle que la promesse faite à nos pères, Dieu l’a pleinement accomplie pour nous, leurs enfants… » (Actes 13,32-33).
Par l’Incarnation, la vie, la mort et la résurrection de son Fils, Dieu confirme et accomplit sa promesse. La quadruple promesse de la descendance, de la communion, de la terre et de la mission universelle donnée à Abraham se réalise en Jésus-Christ.
Mais l’alliance avec Abraham et Israël s’élargit maintenant à toutes les nations. Voyons cela de plus près :
a) La promesse d’une descendance
Par la foi en Jésus-Christ, cette promesse qui était d’abord physique — assurer une descendance à Abraham — se déploie à l’infini : tous ceux qui croient deviennent enfants d’Abraham (Galates 3,29).
Ils deviennent frères et sœurs du Christ, enfants de Dieu. Toutes les familles de la terre peuvent recevoir l’adoption (Galates 3,7-14 ; 4,4-7).
b) La promesse d’une terre
Dans l’Incarnation, dans le sein de Marie, Dieu assume notre condition humaine. Comme un navire apportant tous les biens du ciel, il « touche à terre ». Dans le corps du Christ glorifié par la Résurrection et ne mourant plus, la nouvelle création a été manifestée dans notre monde qui passe.
La vie du croyant est maintenant « cachée avec le Christ en Dieu » (Colossiens 3,3). Il n’a pas ici-bas de « cité permanente », car il attend « la patrie céleste » (Hébreux 11,16). Il attend la promesse de la Jérusalem céleste. La terre entière sera l’héritage des doux et humbles de cœur, qui auront suivi le Christ.
Puisqu’il a tout en Christ, il devient capable de partager sa terre et ses biens… même celle qu’on appelle « sainte » et qui est l’objet de tant de convoitises !
c) La promesse d’une communion
La promesse de la communion avec Dieu se réalise en Jésus, qui promet sa présence : « Je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin du monde » (Matthieu 28,20). En sa personne se réalise la Nouvelle Alliance. Son corps est le nouveau Temple d’où resplendit la gloire de Dieu (Jean 2,21).
La présence de Dieu n’est plus liée à un lieu, mais à l’œuvre et à la personne de Jésus-Christ. « Là où deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis au milieu d’eux » (Matthieu 18,20). C’est par lui que la bénédiction est maintenant donnée. Paul dira : « Béni soit Dieu… qui nous a bénis de toute bénédiction spirituelle en Christ » (Éphésiens 1,3).
d) La mission universelle
Elle est indiquée de manière très claire dans l’Évangile de Matthieu, où Jésus envoie ses disciples dans le monde entier : « Allez, de toutes les nations faites des disciples, les baptisant au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, et leur apprenant à garder tout ce que je vous ai prescrit » (Matthieu 28,19-20).
3. « Les dons et l’appel de Dieu sont irrévocables » (Romains 11,29)
En parlant du peuple juif, Paul résume ici toute sa théologie de l’élection : ce que Dieu donne, il ne le reprend pas. Ce qu’il promet, il l’accomplit.
Pour le peuple juif, cela signifie que son élection reste valable aujourd’hui, malgré les infidélités, malgré le refus du Christ par une grande partie du peuple juif. Dieu n’a pas rompu son alliance. Israël reste aimé et Dieu continue à l’appeler. Qu’il le reconnaisse ou non, le Christ est le roi qui bénit Israël : « Il règnera à jamais sur la maison de Jacob », dit l’ange Gabriel à Marie (Luc 1,33).
La « théologie de la substitution » (où l’Église remplacerait Israël) ne rend pas justice au texte biblique. Paul n’y adhère jamais. Il parle au contraire de greffe, de co-héritage, d’« un seul homme nouveau » fait de croyants Juifs et issus des nations (Éphésiens 2:14-16). L’Église n’abolit pas le peuple juif, elle s’enracine en lui et participe à son appel. Israël garde une vocation propre.
Cette théologie qui a eu court durant des siècles a été aujourd’hui abandonnée par la plupart des Églises.[2]
Cependant, il faut être très vigilant, car toujours à nouveau, elle ressurgit d’une manière ou d’une autre.
« Les dons et l’appel de Dieu sont irrévocables » signifie que l’élection d’Israël demeure. Les promesses d’une descendance, d’une terre, d’une bénédiction et d’une mission universelle ne sont pas annulées. Mais elles sont désormais insérées dans la perspective du Royaume de Dieu.
Partout, mais surtout dans l’état d’Israël, la vocation du peuple juif est de « pratiquer la justice, d’aimer la miséricorde et de marcher humblement avec son Dieu » (Michée 6,8). L’appel à la justice de tous les prophètes d’Israël doit être constamment médité et pratiqué par les institutions politiques et juridiques de l’état d’Israël. Les manifestations monstres en Israël contre la politique de l’actuel gouvernement contre Gaza sont un signe que cet appel à la justice habite l’âme juive. Les dons et les appels de Dieu obligent à la justice.
4. Du mystère d’Israël au mystère de « l’homme nouveau »
« Car c’est lui qui est notre paix, lui qui a fait que les deux soient un, en détruisant le mur de séparation, l’hostilité… pour créer en lui, avec les deux, un seul homme nouveau, en faisant la paix, et pour réconcilier avec Dieu les deux en un seul corps, par la croix, en tuant par elle l’hostilité. » (Éphésiens 2,14-18)
Paul respecte le mystère d’Israël qui conduit à un autre mystère, celui du « seul homme nouveau », qui est la communion en Christ entre Juifs et chrétiens des nations. (Éphésiens 2,14-16)
Retrouver ce mystère du « seul homme nouveau » change notre regard. Cela veut dire que les chrétiens sont appelés à accueillir leurs frères et sœurs juifs non comme des étrangers, mais comme ceux auprès de qui ils doivent rester humblement greffés.
Cela veut dire que nous ne pouvons être l’Église du Christ si nous oublions ce mystère de « l’homme nouveau. » Comme le disait Louis Dallière, fondateur de l’Union de prière, dans ces lignes lumineuses :
« N’oublions-nous pas trop souvent que le mystère de l’Église est essentiellement le mystère de la réunion en un seul Corps du Juif et du Païen ? Nous cherchons les marques de l’Église dans la prédication, dans les sacrements et dans l’autorité : et c’est juste. Mais la marque suprême, le signe par excellence de l’Église, c’est : Juif + Païen = 1. L’Église est appauvrie — je dirai, elle est vidée de sa substance — si nous la réduisons aux convertis païens que nous sommes. »[3]
Conclusion : ne jamais désespérer !
Le mystère d’Israël nous rappelle que Dieu est fidèle à jamais, que son alliance avec son peuple demeure et que son appel est irrévocable.
Pour nous, cela signifie aussi que notre propre appel, reçu au baptême, est irrévocable. Même quand nous chutons, même quand nous nous éloignons, Dieu ne se lasse pas de nous. Son appel nous poursuit.
Alors ne désespérons jamais, ni d’Israël, ni de nous-mêmes, ni de personne ! Et surtout pas de la miséricorde de Dieu, parce que Dieu reste fidèle, même quand nous sommes infidèles.
Prière
Père, nous avons besoin de ton Esprit
pour pénétrer le mystère d’Israël.
Ce peuple que, dans ton amour,
tu as choisis et appelé,
gardé et relevé.
Ce peuple par lequel tu as donné Jésus,
le Messie qui a vécu dans ta justice.
Par lui tu unis Israël à tous les peuples
pour qu’ensemble nous soyons ton peuple
appelé à proclamer tes merveilles
et à rechercher ta justice, rien que la justice.
[1] Prédication donnée durant le culte de la paroisse réformée du Mont sur Lausanne, le 31 août 2025. Voir la vidéo, https://www.youtube.com/live/SNSy0MuH4ek?si=NGQLCLqtiSC_cvQ_
[2] Voir le document du Vatican de 2015, à l’occasion des 50 ans du Document « Nostra Aetate », qui avait abandonné la théologie de la substitution : « Les dons de Dieu sont irrévocables« . Du côté protestant, voir le récent livre Manuel de théologie d’Israël. L’alliance jamais révoquée, Labor et Fides, Genève, 2025 ( Serge Wütrich, « De la substitution à la reconnaissance du dessein de Dieu », p. 51-64 )
[3] Louis Dallière : Le mystère de l’Église composée de Juifs et de Païens, 1941, §1.
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