Madrid1

Le document sur la fraternité humaine

Lors de la rencontre « Paix sans frontières » organisée par la Communauté de Sant’Egidio, à Madrid (15-17 septembre 2019), j’ai participé à une table ronde sur le « Document sur la Fraternité humaine » signé par le Pape François et le grand imam Aymed Al Tayeb, au début du mois de février.

Un jalon sur le chemin du dialogue

Miguel Angel Ayuso Guixot, président du Conseil Pontifical pour le dialogue interreligieux, remarque que le pape François a donné une grande impulsion au dialogue qui est au cœur de ses réflexions et actions. Celui-ci souligne l’importance de l’amitié et du respect, bases du chemin de la fraternité. C’est le contenu de ce document sur la fraternité. François insiste à temps et contretemps sur l’importance du dialogue : « On ne perd rien avec le dialogue, mais on perd tout avec le monologue».

Pour le cardinal élu, la signature de ce document est un jalon sur la voie du dialogue interreligieux et lui donne un nouveau dynamisme. Il interpelle la famille humaine. Il peut en effet être partagé entre tous, pas seulement entre catholiques et musulmans. « La fraternité est d’abord un engagement de tous et pour tous », dit-il

Pour François la fraternité signifie être du côté des pauvres, ne pas fermer les yeux sur les injustices, ni se résigner. Ce n’est pas une fraternité théorique. Dieu a créé le sel et la terre pour tous. Mais les hommes dressent des murs en trahissant ce don. Il faut donc une grande collaboration entre personnes de diverses traditions religieuses, pour contribuer au bien commun en luttant contre l’injustice. 

Les « couloirs humanitaires » pour réfugiés sont un exemple de collaboration œcuménique. Ils sont l’œuvre conjointe de la communauté de S. Egidio et des Églises protestantes en Italie et en France. Mais pourquoi ne pas leur donner une dimension inter-religieuse pour aider les migrants qui appartiennent à des religions différentes ? Il faut une solidarité nouvelle basée sur la fraternité. 

« Il faut continuer l’esprit d’Assise au nom de la fraternité. Ce document est une fenêtre pour laisser entrer l’air frais de cet esprit », conclut M. Ayuso Guixot.

Aimer ceux qui sont différents

Olav Fykse Tveit, secrétaire général du Conseil œcuménique des Églises, aussi présent à Abu Dhabi, pense que la rencontre d’Abu Dhabi a manifesté une vérité belle et radicale, qui libère et exige un engagement. Elle est un appel à travailler ensemble pour le bien commun. « Nous sommes tous membres de la même famille humaine. Cette simple vérité nous libère de tout mensonge qui nous emprisonne ».

O. Tveit souligne l’importance de l’amour. Grâce à l’amour la vie est une bénédiction dans une famille. Sans lui, elle est un poids. Il en va de même pour la famille humaine. Nous devons apprendre à aimer ceux qui sont très différents. Nous avons à faire que cette fraternité devienne une réalité. 

La Bible dit que nous avons tous été créés à l’image de Dieu. Mais elle parle aussi de nos échecs : un frère en tue un autre. Il est facile de détruire nos liens de fraternité. 

Il rappelle aussi la spécificité de l’engagement chrétien pour la fraternité : « En tant que chrétiens nous croyons que notre origine est en Dieu. Cela est réaffirmé dans l’incarnation de Dieu en Jésus. Il est devenu notre frère et nous enseigne à appeler Dieu notre Père ». 

Il déplore que le racisme, un péché et un venin, soit en recrudescence. La « normalisation » de la haine est une réalité douloureuse.

Nous devons voir la souffrance avec des yeux nouveaux. Ce n’est pas seulement notre communauté religieuse qui souffre, mais toutes les communautés.

Dans sa conclusion, il appelle à utiliser ce document qui peut avoir une force extraordinaire : « La fraternité est à la fois un don mais aussi une tâche. Nous avons tous la même dignité en appartenant à une même famille humaine ».

La paix est un voyage

L’hindou Sudheendra Kulkarni, fondateur du Forum pour un nouveau continent asiatique, a également participé à la rencontre d’Abu Dhabi. Pour lui, le document sur la fraternité est une source de lumière mais aussi une mise en garde pour le monde dans lequel nous vivons. 

Ce document appelle les religions à ne jamais justifier la violence et à se distancer de tout extrémisme religieux et national. 

« La paix, dit-il, n’est pas une destination, mais un voyage. Elle est indivisible, comme la famille humaine. Notre monde doit apprendre à relier les identités. Elles ne sauraient être éliminées, mais sont la signature de la diversité de la famille humaine qui est une »

La fraternité rejette le « nous » contre « les autres ». 

La mobilité est devenue planétaire, la connectivité mondiale. La fraternité devrait aussi être renforcée par la mondialisation. Il ne faut pas qu’elle se limite à l’économie, mais qu’elle soit aussi spirituelle.

Il note enfin qu rien n’a provoqué plus de mal que la fausse notion de nationalisme. Il faut chercher le bien commun et l’étendre. Il est un bien plus grand que le bien national.  

Une porte grande ouverte

Le journaliste et écrivain italien Antonio Ferrari n’aime pas le mot « fraternité ». Il préfère le mot anglais « fraternity ». Il met en valeur le terme grec philoxenia, l’hospitalité. En français l’hôte est à la fois l’invité et celui qui invite.

Il note le travail dans l’ombre de la communauté de S. Egidio derrière ce document et en particulier celui de Vittorio Ianari, modérateur de cette table ronde. Pour lui cette Communauté est « une maison dont toutes les portes sont ouvertes ». Il s’y sent chez lui, même s’il cultive le doute et une pensée laïque. Il admire aussi François, « le pape des croyants et des non croyants qui dit la vérité qui coûte toujours cher ».

Grand connaisseur du Proche Orient, il souligne deux évènements : la naissance de l’extrémisme islamique et la montée du prix de l’essence. 

L’égoïsme de tous a été érigée en norme au Proche Orient. Le nationalisme exacerbé est l’autre face de l’extrémisme islamique. 

Dans ce contexte, la rencontre d’Abu Dhabi a ouvert une grande porte. Mais il a vu des réactions violentes contre le document sur la fraternité. Il n’y a pas encore de prise de conscience sur son importance. 

La fraternité, notre première responsabilité.

Henri Teissier, archevêque émérite d’Alger, vit en Algérie depuis 70 ans et relève que le document sur la fraternité ne cite pas les Écritures religieuses, sauf une citation du Coran : « quiconque tue un être humain, c’est comme s’il a tué toute l’humanité ». (§2)

Il propose alors un petit parcours sur la fraternité dans les différentes traditions religieuses.

Pour la Bible, le thème de la fraternité est central : « Vous êtes tous frères », dit Jésus. Et S. Jean : «quiconque hait son frère est un homicide». Dès le début, la Genèse parle du drame de l’homicide d’Abel et dénonce d’autres violences. Le prophète Jérémie se plaint de l’absence de paix parmi les hommes : « ils disent paix, paix…mais il n’y a pas de paix ». 

« Soumettez la terre » dit Dieu au premier couple humain dans le livre de la Genèse et selon le Coran l’homme est le « lieutenant » de Dieu. Sa première responsabilité est la fraternité. 

 « Les hommes forment une seule communauté », dit le Coran. Et encore : « Entrez massivement dans la paix et ne suivez pas la voie de Satan car il est un ennemi déclaré » ! « Nous vous avons créés différents afin que vous vous entre-connaissiez ».

« L’un est un proche, l’autre un étranger, mais le monde est une seule famille », lit-on les Upanishad.

« Tout village est mon village, tout homme est mon frère », affirmait Gandhi.

Démilitariser les coeurs

Austen Ivereigh, journaliste et écrivain, parle de l’amitié entre le pape François et l’imam Al Tayeb. Il rappelle que le document sur la fraternité a été signé lors de la commémoration des 800 ans de la rencontre entre S. François et le sultan Al Malik Al Kamil. Les deux ont défié les fondamentalistes de leur temps et créé une relation qui allait les transformer. 

Ce document, espère-t-il, a aussi le potentiel de transformer les relations entre chrétiens et musulmans comme la déclaration Nostra Aetate a transformé celles entre juifs et chrétiens, en 1965. D’ailleurs ce qui est dit dans ce document ressemble beaucoup à ce qui est dit dans Nostra Aetate

Ce texte crée un contre-mouvement aux murs, aux polarisations et à l’instrumentalisation de la religion. Il refuse la diabolisation de l’autre religion et veut démilitariser le cœur de l’homme, en proposant des itinéraires qui conduisent à la paix. 

« La fraternité, dit A. Ivereigh, est un don, la conséquence de l’ouverture du coeur à Dieu et à l’homme. Dieu peut être découvert dans l’homme. Il faut voir la valeur sacrée de notre voisin ». 

« La fraternité se construit par la confiance en l’autre, en lui laissant la place et en le servant, surtout le pauvre, car on rencontre Dieu en lui. Chacun a la dignité de s’assoir à notre table ».

Le manque de fraternité est en fait un problème spirituel, conclut-il. Avec le document d’Abu Dhabi, l’esprit de fraternité prend une couleur concrète.

Un chemin spirituel

Dans le débat qui a suivi ces exposés, on a noté l’absence de femmes et de musulmans dans cette table ronde. En fait Mohammed Abdessalam, un juge égyptien devait prendre la parole mais n’a pas pu venir. Au sujet de l’absence de femmes, O. Tveit a appelé à l’inclusivité : c’est un avantage pour tous d’avoir des femmes autour de la table.

M. Ayuso ajoute pourquoi le pape François a voulu signer ce document. Ce dernier a perçu le besoin d’avoir un outil qui engage. Ce texte passe les frontières : il est un message universel proposant au monde les bases de nos relations humaines.

François a voulu montrer que le baume pour soigner l’humanité blessée est la paix, la fraternité et le vivre ensemble. Trois choses élémentaires qui sont comme une feuille de route pour nous orienter.

Il ne suffit pas de se lamenter sur l’état du monde. Comme les apôtres, il faut apporter la Bonne Nouvelle. « Prenons soin de notre monde en proposant ce document pour lutter contre le pessimisme »!

A. Kulkarni note encore que ce genre de dialogue n’est pas encore répandu dans les pays musulmans. Il n’y a pas de liberté religieuse en Iran et en Arabie saoudite. C’est pourquoi la réunion d’Abu Dhabi a une importance historique. Pour la première fois une messe a pu être célébrée à ciel ouvert. Mais ce signe d’espérance ne suffit pas, car les pays musulmans n’en ont pas parlé.

Vittortio Ianari, le modérateur de cette table ronde (et membre de la communauté de S. Egidio) conclut en notant que la réaction à ce document a été plus importante que pour d’autres documents. Il est un jalon sur le chemin de la paix.  

Nous ne devrions jamais oublier l’importance de l’amitié entre le pape François et l’imam Al Tayeb. A la fin de la rencontre d’Abu Dhabi, François lui a dit « nous avons réalisé l’impossible. Le chemin qui nous attend relève de la même impossibilité. Mais il devient une impossibilité de moins en moins impossible ! C’est un chemin spirituel, un jalon qui en appelle d’autres ».

 

Photo : cérémonie finale de la rencontre de Madrid


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