Dire « Notre Père » 

Miniature du monastère de Dyonysiou, sur le Mont Athos, vers 1059

Dire « Père » est au cœur de toute la révélation biblique. C’est un mot qui traverse la Bible comme un fil d’or, discret mais essentiel. Il exprime la source, la tendresse et l’autorité, la proximité et la transcendance. Dans l’Ancien Testament, cette paternité s’enracine dans l’alliance entre Dieu et Israël.

Dans le Nouveau Testament, Jésus vient révéler que ce Dieu d’Israël, Père de son peuple, est son Père – et qu’il veut le devenir pour tous les hommes. Par lui, nous découvrons que la prière du croyant est participation à la prière même du Fils, tourné vers le Père dans l’Esprit.

Notre Père dans l’Ancien Testament

Dans l’Ancien Testament, la paternité divine s’enracine dans la relation unique entre Dieu et son peuple élu, Israël. 
Dieu est Père non par métaphore vague, mais parce qu’il a engendré, créé et conduit Israël.

Ainsi, dans le Cantique de Moïse, il est écrit : « N’est-il pas ton père, celui qui t’a créé, qui t’a fait et t’a affermi ? » (Deutéronome 32,6). 
Dieu est celui qui a tiré son peuple du néant, l’a façonné et l’a établi. Sa paternité s’exprime dans l’acte créateur et dans l’histoire du salut.

Le prophète Esaïe reprend cette conscience filiale : « Car tu es notre Père ; Abraham ne nous connaît pas, Israël ne nous reconnaît pas ; toi, Seigneur, tu es notre Père, notre Rédempteur ; tel est ton nom depuis toujours. » (Esaïe 63,16). 

Même lorsque la foi du peuple chancelle, Dieu demeure le Père fidèle et miséricordieux, le Rédempteur de son peuple.

D’autres textes reprennent cette idée : « Tu m’appelleras : Mon Père ! Tu ne te détourneras plus de moi. » (Jérémie 3,19) ; 
« Est-ce qu’Éphraïm n’est pas pour moi un fils chéri ? » (Jérémie 31,20) ; 
« Comme un père a compassion de ses enfants, le Seigneur a compassion de ceux qui le craignent. » (Psaume 103,13) ; 
« Tu es notre Père, nous sommes l’argile, et toi, notre potier : nous sommes tous l’œuvre de ta main. » (Isaïe 64,7).
À travers ces passages, l’Ancien Testament fait apparaître un Dieu éducateur, miséricordieux, un Dieu qui engendre et façonne son peuple. Le mot « Père » dit à la fois la tendresse et l’autorité, la proximité et la transcendance. 
Il exprime la relation vivante d’Israël avec celui qu’il reconnaît comme son origine et sa finalité.

Dieu, Père de Jésus 

Pour Jésus, dire « Père » n’est pas une formule de prière, mais la source même de sa vie. C’est le mot qui exprime son être le plus profond, le lien éternel d’amour qui l’unit à Dieu. Avant même de venir dans le monde, il vit tourné vers le Père, dans une communion sans commencement ni fin. Le Fils reçoit tout du Père : l’existence, la lumière, l’amour. Et dans cet échange infini, il rend tout au Père dans la joie de l’Esprit.

Quand il s’incarne, cette relation ne s’interrompt pas ; elle devient visible, humaine. Jésus vit chaque instant comme un fils. Tout en lui vient de cette dépendance aimante : sa parole, ses gestes, sa manière de regarder, de pardonner, de se taire. Il ne fait rien de lui-même, mais seulement ce qu’il voit faire au Père. Son humanité devient le lieu où transparaît la filiation divine.

Avoir Dieu pour Père, pour Jésus, c’est vivre dans une confiance absolue. Il n’agit jamais seul ; il se reçoit sans cesse. Sa nourriture est de faire la volonté de celui qui l’a envoyé. Dans cette obéissance filiale, il trouve la liberté parfaite. Sa paix vient de là : il sait d’où il vient et où il va, il sait à qui il appartient.

Toute sa mission découle de cette relation. Il n’est pas venu parler de Dieu comme d’une idée lointaine, mais révéler le visage du Père. Ses paraboles, ses guérisons, sa tendresse pour les petits, sa miséricorde envers les pécheurs : tout cela est le rayonnement du cœur du Père. Quand il dit : « Celui qui m’a vu a vu le Père », il révèle que le Père n’est plus invisible : il a désormais un visage humain, le sien.

Et quand il enseigne à ses disciples à dire : « Notre Père », il leur ouvre son propre espace intérieur. Il les fait entrer dans sa prière, dans son souffle, dans sa filiation. Par sa résurrection, ce n’est plus seulement Jésus qui dit « Abba », c’est toute l’humanité qui est appelée à le dire avec lui, en lui.

Cette union atteint son sommet sur la croix. Dans l’abandon, au moment où tout semble perdu, Jésus garde son cri filial : « Père, entre tes mains je remets mon esprit. » Même quand le silence du ciel semble total, il demeure tourné vers le Père. Là se révèle la vérité ultime de son être : la confiance qui ne meurt pas, l’amour qui se remet entièrement entre les mains de l’Autre. C’est là que la paternité de Dieu éclate dans toute sa lumière : un Père qui reçoit le don total de son Fils et, dans cet amour, sauve le monde.

Après sa résurrection, Jésus dit à Marie de Magdala : « Je monte vers mon Père et votre Père. » Ces mots sont immenses. Ils signifient que la relation unique entre le Fils et le Père devient désormais notre relation. Ce qui n’appartenait qu’à Jésus nous est communiqué. Par l’Esprit Saint, le cri du Fils devient le nôtre : « Abba, Père ! » De plus, Jésus dit aussi : « Va dire à mes frères ». Dans l’évangile de Jean, c’est après sa résurrection que nous devenons « frères et sœurs » de Jésus. C’est une fraternité en Jésus-Christ, bien plus profonde que la « fraternité universelle » enracinée dans le « Père tout puissant, créateur du ciel et de la terre ». 

Pour Jésus, avoir Dieu pour Père, c’est vivre dans un don total, dans la confiance absolue et dans la joie de l’union. Pour nous, c’est entrer, par lui, dans ce même mouvement d’amour. C’est apprendre, jour après jour, à nous tourner vers le Père avec le même regard, le même abandon, la même paix.


Une expérience avec la prière du Notre Père

Un soir, durant mon séjour à Jérusalem en octobre 2025, lors des vêpres dans le monastère des Clarisses, le Notre Père était chanté en hébreu par les sœurs. 
Et soudain, quelque chose s’est ouvert : je n’entendais plus seulement des voix humaines, mais une seule voix, celle du Fils. 
J’ai senti que Jésus priait avec nous, mieux encore : qu’il priait en nous. 
Il était au milieu de nous et en chacun de nous, chantant avec nous Avinou shebashamayim – « notre Père qui es aux cieux » – tournant nos cœurs vers le Père. 
Dans cette prière, mon « je » s’effaçait pour laisser place au « nous » du Christ, son Corps vivant.  Et ce « nous » tout entier était porté vers le « Tu » du Père : Abba, Père…

L’expérience de Chiara Lubich en 1949

Cette expérience me semble faire écho à celle que vécut Chiara Lubich dans le Paradis de 1949. Ce grand texte mystique que j’étudie depuis dix ans dans le cadre d’un groupe oecuménique du mouvement des Focolari l’Ecole Abba.   
Après avoir longuement médité la Parole et l’avoir vécue dans une lumière d’amour avec le prochain, elle entra dans une église pour prier Jésus. 
Mais elle ne le put pas : une force intérieure la retenait. 
Elle comprit alors que Jésus était en elle ; elle ne pouvait plus lui parler comme à quelqu’un d’extérieur, car il priait en elle. Et sa prière s’adressait au Père. Voici le texte où elle partage son expérience
« Quant à moi, je me sens poussée à retourner à l’église. J’entre donc et vais devant le tabernacle. Là, je suis sur le point de prier Jésus eucharistie, de lui dire : « Jésus ». Mais je ne peux pas. En effet, ce Jésus, qui est dans le tabernacle, est ici aussi en moi, il est moi, je suis lui, identifiée à lui. Je ne peux donc m’adresser à moi-même. Et voilà que sort spontanément de ma bouche la parole : « Père ». Aussitôt, je me trouve dans le sein du Père.

Il me semble, à ce point, que ma vie religieuse doit changer radicalement : elle ne doit plus tant consister à me tourner vers Jésus qu’à me mettre à côté de lui, notre Frère, tournée vers le Père. » (§ 26-27)[1]

    Chez Chiara Lubich comme, toutes proportions gardées, dans l’expérience personnelle que je viens d’évoquer, se manifeste le même mystère : quand le Christ demeure en nous, il nous associe à son propre mouvement intérieur, celui du Fils tourné vers le Père dans l’Esprit.  

    Ce mystère est au cœur de l’Évangile : « Vous avez reçu un esprit de fils adoptifs, qui nous fait crier : Abba, Père ! » (Romains 8,15). « Ce n’est plus moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi. » (Galates 2,20).

    Un écho dans la tradition juive

    Quelques heures plus tard, cette expérience intérieure a trouvé un écho inattendu dans deux conversations successives, l’une avec Yohannan Goldmann, prêtre grec-catholique, et l’autre avec Stéphane Tibi, pasteur protestant – tous deux d’origine juive. 

    Ils m’ont confirmé qu’au cœur de la spiritualité juive, toute prière est tournée vers Dieu le Père, la Source de tout. 

    Et j’ai compris alors que ce que j’avais vécu rejoignait cette intuition profonde d’Israël : Jésus est venu pour révéler le visage du Père, pour que nous apprenions, avec lui et en lui, à dire : Abba, Père.

    Cette compréhension se déploie également – bien que d’une autre manière – dans la tradition juive. Pour les rabbins, la paternité divine ne s’applique qu’à la relation de Dieu avec Israël.  Dieu est appelé « Père » dans un cadre d’élection et d’alliance. 

    Dans la prière juive, cette relation se manifeste particulièrement dans l’Amidah : 
    « Pardonne-nous, notre Père, car nous avons péché ; absous-nous, notre Roi, car nous avons transgressé. » 
    Dans la liturgie d’Israël, Avinou – « notre Père » – exprime à la fois la proximité, la supplication et la confiance. 
    Le croyant se tourne vers Dieu comme vers la Source de toute vie et de tout pardon. 
    On retrouve la même expression dans Avinou Malkeinu, la grande prière des « Jours redoutables » (la période de dix jours qui s’étend de Roch Hachana, le Nouvel An juif, à Yom Kippour, le Grand Pardon) : « Notre Père, notre Roi. » 

    Et dans la littérature rabbinique, l’expression Avinou shebashamayim – « notre Père qui es aux cieux » – est un nom habituel de Dieu.

    Ainsi, dans la foi d’Israël, toute prière s’oriente vers le Père, reconnu comme l’origine et la source. 

    Le croyant ne s’adresse pas à un Dieu lointain, mais à un Père qui engendre, pardonne et conduit.

    Conclusion : la grâce de dire « Notre Père »

    De l’Ancien Testament au Nouveau, de la foi d’Israël à la prière du Christ, se déploie la même révélation : Dieu est Père.
    Il est la Source de la vie, l’Amour qui engendre, accueille, pardonne et recrée.
    En Jésus, cette paternité prend visage : le Fils éternel nous ouvre l’accès au cœur du Père, et, dans l’Esprit, son cri devient le nôtre : Abba, Père.

    Ainsi, le Notre Père n’est pas seulement une prière apprise, mais la prière du Christ parmi nous et en nous.
    Chaque fois que nous la disons, c’est le souffle du Fils qui monte du plus profond de notre être vers notre Père. 
    Et quand l’Église chante Avinou, Notre Père, c’est le Christ lui-même qui prie en elle, et le Père, en nous regardant, reconnaît le visage de son Fils bien-aimé.

    Ce que nous vivons alors, c’est l’unité vivante dans l’Esprit saint : « Il y a un seul Dieu, le Père de tous, qui règne sur tous, agit par tous et demeure en tous. » (Éphésiens 4,6)

    Dans le silence de la liturgie, l’élan de la louange ou la solitude de la prière, le même dialogue d’amour se poursuit : le Fils tourné vers le Père, nous entraînant avec lui.

    Telle est la grâce du Notre Père : la prière du Christ devenue la nôtre, son souffle devenu notre souffle, son amour tournant nos vies vers le Père, la Source de tout.


    [1] Cf. Tobler, Stefan. 2022. Reading through the Other’s Eyes: The Mystical Foundations of Interreligious Dialogue in Chiara Lubich’s Paradise ‘49. Religions 13: 638. https://doi.org/10.3390/rel13070638 p. 6


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