La synagogue chassée, symbole de l’exclusion du judaïsme à Nicée. Fresque du monastère d’Abu Gosh (Israël).
En 2025, l’Église commémore les 1700 ans du concile de Nicée, moment décisif de son histoire marqué par la confession de Jésus-Christ comme « vrai Dieu » et « vrai homme ». Cet anniversaire est l’occasion non seulement de célébrer la foi reçue, mais aussi de revisiter les zones d’ombre qu’a laissées ce concile dans les relations entre juifs et chrétiens. Deux intervenants du Seizième congrès international du Réseau international de recherche en ecclésiologie (Thessalonique, 17-19 septembre 2025) ont abordé cette question sous des angles complémentaires : Kevin Brown, professeur à l’université catholique Gonzaga (USA), en interrogeant le «supersessionnisme » (ou la « théologie du remplacement ») et moi-même, en appelant à une commémoration de Nicée éclairée par le dialogue judéo-chrétien. Tout en gardant à l’esprit que la tragédie actuelle à Gaza a aussi de profondes répercussions sur ce dialogue.
Une Église sans substitution : pour une ecclésiologie nouvelle
Kevin Brown part du constat que, soixante ans après Nostra aetate, le catholicisme a officiellement rejeté le supersessionnisme – l’idée selon laquelle l’Église remplacerait Israël comme peuple élu de Dieu. Pourtant, même les théologies dites « post-supersessionnistes » restent marquées par une interprétation christocentrique du salut juif, risquant de réduire l’identité juive à une forme d’assimilation. Brown plaide dès lors pour une théologie où chrétiens et juifs puissent entrer en solidarité réelle et profonde, chacun étant reconnu dans son identité propre.
Pour éclairer cette question, il rappelle que la frontière entre judaïsme et christianisme est longtemps demeurée floue. Des siècles durant, on pouvait parler d’un continuum allant de juifs qui ne voyaient aucun rôle pour Jésus à des païens « craignant Dieu » et le confessant, en passant par des identités hybrides (des juifs qui reconnaissaient Jésus comme Messie d’Israël). C’est seulement au IVe siècle, avec le soutien impérial et le concile de Nicée (325), que des frontières nettes furent imposées.
En cherchant à affirmer l’unité doctrinale, Nicée contribua à définir le christianisme en opposition au judaïsme et à marginaliser les juifs croyant en Jésus-Christ. Le supersessionnisme devint alors constitutif de l’ecclésiologie, avec des conséquences tragiques dans l’histoire, nourrissant un mépris du judaïsme et préparant les dérives ultérieures du colonialisme et du racisme chrétien.
Vatican II a tenté de rompre avec ce modèle. Le document conciliaire Nostra aetate a proclamé l’irrévocabilité de l’Alliance, et Lumen gentium a mis en valeur la catégorie de « peuple de Dieu ». Mais une ambiguïté demeure : parler de l’Église comme le peuple de Dieu perpétue l’exclusion implicite du peuple juif. Pour dépasser cette tension, Brown propose une relecture radicale : l’Église ne doit pas se comprendre comme le peuple de Dieu, mais comme sacrement du peuple de Dieu. Elle n’est pas le remplacement d’Israël, mais une communauté greffée sur lui, signe et instrument du dessein universel de Dieu.
Cette approche s’appuie sur trois axes : les travaux récents qui situent Paul dans son judaïsme et soulignent sa fidélité à la Torah ; une christologie johannique et nicéenne qui garde ensemble la judéité de Jésus et sa divinité ; et une ecclésiologie sacramentelle où l’Église n’est pas dépositaire exclusive du salut, mais témoin du Dieu fidèle à son peuple. Une telle vision appelle l’Église à se reconnaître comme communauté de « craignant-Dieu », en communion avec Israël, et à travailler à une solidarité concrète entre juifs et chrétiens dans la recherche de justice, de paix et de fraternité.
Lire Nicée à la lumière du dialogue judéo-chrétien
Dans ma propre conférence, j’ai rappelé que Nicée fut un concile fondateur, en affirmant de manière décisive Jésus-Christ comme « vrai Dieu » et « vrai homme ». Cette confession, reçue et confirmée par la Réforme, reste essentielle pour la foi chrétienne. Mais j’ai aussi souligné que ce concile a marqué une étape douloureuse dans les relations judéo-chrétiennes. Loin de l’idéal paulinien d’une Église rassemblant juifs et païens dans une réconciliation vivante, Nicée a creusé la séparation : refus de la convivialité entre juifs et chrétiens, rejet du shabbat et des fêtes juives, rupture avec l’« Église issue de la circoncision », accentuation d’une identité ecclésiale construite en opposition au judaïsme.
Ainsi, la christologie confessée à Nicée, tout en étant fidèle à l’Écriture, a paradoxalement effacé la judéité de Jésus et son enracinement dans l’histoire d’Israël. L’absence de toute mention du peuple juif dans le credo illustre ce que Mark Kinzer a appelé une « substitution par omission ».
Dans l’église construite par les Croisés au 11e siècle du monastère bénédictin d’Abu Gosh, près de Jérusalem on peut voir de nombreuses fresques. L’une d’entre elles m’a frappé : celle d’un ange repoussant une femme qui tient une lance brisée et dont le visage est empreint de frayeur et de désarroi. Avec l’inscription « Synagoga »,elle représente le judaïsme exclu par le christianisme, comme au concile de Nicée (voir l’image ci-dessus)
« Tandis que je contemple la Synagogue, mes pensées m’entraînent à travers le temps. Des photos de juifs du 20esiècle avec ce même regard empreint de frayeur et de désarroi aux côtés de ceux qui les haïssent et les chassent sans la moindre hésitation », écrit le peintre juif Peter Maltz à propos de cette fresque.

Mais, à la lumière des relations que P. Maltz a entretenues avec les moines et moniales d’Abu Gosh, il a dessiné cette esquisse exprimant ce qu’il éprouve vraiment. L’ange embrasse maintenant la synagogue !
« Mon expérience de la religion chrétienne a été marquée par la guérison et la compassion et non par une volonté de rejet », dit l’artiste peintre à la suite de son compagnonnage avec les moines et les moniales d’Abu Gosh ».[1]
Commémorer Nicée aujourd’hui implique donc un travail de mémoire et de repentance : reconnaître les blessures infligées, dénoncer les manifestations passées et présentes d’antijudaïsme, et redonner sa place à l’« Église issue de la circoncision », dont la renaissance au cours des dernières décennies constitue un signe prophétique pour toutes les Églises.
Le jubilé de 2025 doit être l’occasion d’une telle démarche pénitentielle et fraternelle. Mais il doit aussi ouvrir un horizon : préparer le jubilé de 2033, qui marquera les 2000 ans de la résurrection. Ce chemin jubilaire devrait amener l’Église à correspondre davantage à la vision paulinienne : une communion dans le Christ entre juifs et nations. Comme le rappelle l’apôtre : « Accueillez-vous donc les uns les autres, comme le Christ vous a accueillis, afin de rendre gloire à Dieu. En effet, je vous l’affirme, le Christ s’est mis au service des Juifs pour attester que Dieu dit vrai. En cela il a confirmé les promesses que Dieu a faites à leurs ancêtres. Du même coup, ceux qui ne sont pas Juifs louent Dieu pour sa bonté. » (Romains 15,7-9).
Redécouvrir un lien indissoluble
Ces deux conférences, l’une issue du catholicisme, l’autre du monde réformé, convergent vers une même conviction : on ne peut plus célébrer Nicée sans reconnaître son héritage ambigu vis-à-vis du peuple juif. La commémoration des 1700 ans doit être marquée par la repentance, la fraternité et une révision théologique profonde. Car, comme le proclame Paul, « les dons et l’appel de Dieu (adressés à Israël) sont irrévocables » (Romains 11,29). Redécouvrir ce lien indissoluble entre le Christ, le peuple juif et les nations est la condition pour que l’Église soit fidèle à sa vocation et témoigne de l’amour de Dieu pour tous.
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[1] Peter Jacob Maltz, « Synagoga », In Jean-Baptiste Delzant, L’église d’Abu Gosh. 850 ans de regards sur les fresques d’une église franque en Terre Sainte, Tohu-bohu – Archimbaud, Paris, 2018, p. 218.
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