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Chaque année, le mouvement des Focolari propose un thème de réflexion à ses membres, dans le monde entier. Cette année, c’est celui de la « proximité », dont je propose d’approfondir les racines bibliques, dans cette étude.[1]
Un Dieu proche de l’humanité
En créant l’homme à son image, Dieu s’est fait le prochain de l’homme. (Genèse 1,26) Il veut entrer en relation avec lui. L’art l’a bien compris: dans la chapelle Sixtine au Vatican, la fresque de Michel-Ange avec le doigt de Dieu et effleurant celui d’Adam exprime de manière saisissante ce désir divin de proximité.
De même, des illustrations de Bibles du Moyen Âge ont vu le Christ avant son incarnation, dans le récit des origines où Dieu marche dans le jardin d’Eden, au soir. (Genèse 3,8)
L’être humain a été créé comme un TU, face à Dieu. Notre nature profonde est la relation JE-TU, la communion, comme Dieu est communion en lui-même. Adam se trouve désespérément seul dans le jardin d’Eden. Il a besoin d’un vrai vis-à-vis, car « il n’est pas bon que l’homme soit seul. » (Genèse 2,18)
Nous n’existons pas grâce à la solitude, mais grâce à la rencontre, au dialogue, à la communion. « Dieu est le maître de la proximité : ayant été créés à son image, nous sommes aussi appelés à vivre une proximité concrète et attentionnée envers ceux que nous côtoyons », dit un beau livre édité sur le thème de la proximité.[2]
Un Dieu proche d’Israël
Parmi toutes les nations du monde, Dieu en choisit une, après avoir appelé un homme et sa famille – Abraham. Sa descendance est appelée à vivre la proximité avec Dieu : « Existe-t-il un autre peuple, même parmi les plus grands, qui ait des dieux aussi proches de lui que le Seigneur notre Dieu l’est pour nous chaque fois que nous l’appelons à l’aide ? », demande Moïse. (Deutéronome 4,7)
Le nom de Dieu que Moïse reçoit de Dieu est le nom de l’alliance qui exprime la proximité : « Je serai avec toi » (Exode 3,12). Les Bibles le transcrivent par YHHW, dont on ne connaît plus la prononciation exacte. Les juifs le prononcent aujourd’hui « Adonaï ».
Cette idée de la proximité de Dieu devient très concrète dans la personne de Jésus, la « Parole faite chair » (Jean 11,14) ou le « vrai Dieu » qui a pris chair de la vierge Marie et que nous avons pu toucher (1 Jean 1,1ss ; 5,20) Son nom, annoncé par le prophète Esaïe, est « Emanuel », qui signifie « Dieu avec nous ».
L’amour que Dieu porte à son peuple est sans limites. Il est éternel, malgré les terribles épreuves à travers lesquelles Israël doit passer. Le prophète Jérémie chante de manière très poétique cette promesse de proximité divine :
« De loin, l’Éternel s’est montré à moi : « Je t’aime d’un amour éternel, c’est pourquoi je te conserve ma bonté. Je te rétablirai encore et tu seras rétablie, jeune fille d’Israël ! Tu resplendiras encore avec tes tambourins et tu te mêleras aux danses de ceux qui manifestent leur joie. Tu planteras encore des vignes sur les montagnes de Samarie. Les planteurs accompliront leur tâche et profiteront de la récolte. » (Jérémie 31,3-5)
Aujourd’hui, les Églises ont abandonné la « théologie de la substitution » qui voulait que l’Église ait remplacé le peuple juif. Cette promesse donnée à Israël est valable pour tous les temps, car « les dons et les appels de Dieu sont irrévocables. »[3] (Romains 11,29)
Dieu accomplit sa promesse pour ce petit peuple. Promesse qui a trois dimensions : promesse d’une relation de proximité avec lui, promesse d’une descendance et promesse d’une terre. (Genèse 12,1-3)
Jusqu’à ce jour, la vocation du peuple juif est d’être témoin de cette promesse « en pratiquant la justice et en aimant la miséricorde. » (Michée 6,8)
La venue du Christ n’a pas aboli cette promesse, mais l’a élargie à l’humanité entière, appelée à y entrer par la foi en Jésus-Christ. (Cf. Éphésiens 2,11-13)
S’approcher de Dieu
Dans sa grâce, Dieu s’approche aussi de son peuple par le culte. Les prêtres doivent se sanctifier pour s’approcher de lui (Exode 19,22 ; Lévitique 10,3). Qui s’approche du lieu saint de manière profane risque la mort (Nombres 3,38). Seuls les prêtres et les lévites, en effet, ont le droit de s’approcher de l’autel. (Nombres 16,10 ; Ézéchiel 44,16)
En hébreu, le mot « quorban » désigne le sacrifice. Il est construit avec la racine du verbe QRV signifiant s’approcher. Il y a trois sortes de sacrifices : le sacrifice pour le péché, dont le but est d’ôter l’obstacle entre Dieu et l’homme. Le sacrifice entièrement consumé qui symbolise le don total de notre vie. Et le sacrifice de communion qui se termine par un repas. Le sacrifice du Christ, qui accomplit tous les sacrifices d’Israël, a ces trois dimensions. Et l’eucharistie le réactualise.
Mais, pour s’approcher de Dieu, il faut surtout faire sa volonté (Exode 34,2), résumée dans les dix commandements. La première table concerne Dieu et la seconde le prochain. Si nous nous approchons ainsi de Dieu, lui s’approchera de nous. (Jacques 4,8)
Par la foi en Jésus-Christ, nous avons l’extraordinaire liberté de nous approcher de Dieu, en toute confiance, à chaque moment et n’importe où. Le Christ est le nouveau temple, partout présent et nous sommes devenus les temples du Saint-Esprit. (Éphésiens 3,12 ; Hébreux 7,25)
Le prochain dans l’Ancien Testament
Dans l’Ancien Testament, le « prochain » désigne un membre du peuple de Dieu ; il est synonyme de frère. Tous les commandements relatifs au prochain se résument dans celui-ci : « aime ton prochain comme toi-même. » (Lev 19,18). Le livre du Lévitique étend ce commandement à l’étranger qui se fixe dans le pays (19,33-34).
Ce prochain est à respecter dans ses relations, ses biens et son intégrité : « Tu n’auras pas de visée sur la femme de ton prochain, ni sur rien qui appartienne à ton prochain. » (Exode 20,17). « N’exploite pas ton prochain et ne le vole pas…tu aimeras ton prochain comme toi-même. » (Levitique 19,13,18)
Blesser son prochain signifie se blesser soi-même, car « ton prochain est comme toi-même. » (Deutéronome 13,7) Quelle douleur quand nos proches nous oublient et disparaissent ! (Job 19,14 ; Psaume 38(37),12) Tous les prophètes rappellent que servir Dieu implique servir son prochain. Quand « il n’y a ni sincérité ni amour du prochain » (Osée 4,1), ils élèvent leur voix au nom de Dieu pour leur rappeler que la première table de la loi ne peut être séparée de la seconde.
Esaïe, en particulier, reprend ceux qui « mettent leur plaisir dans la proximité de Dieu » (Esaïe 58,2), mais ferment leurs yeux devant leur prochain. Une communion avec Dieu qui ne se rend pas solidaire avec son prochain est illusoire. Le prophète la dénonce en appelant au vrai jeûne dans un célèbre chapitre de son livre (58,6-7)
Voici le genre de jeûne que je préconise :
détacher les chaînes dues à la méchanceté,
dénouer les liens de l’esclavage,
renvoyer libres ceux qu’on maltraite.
Mettez fin aux contraintes de toutes sortes !
Partage ton pain avec celui qui a faim
et fais entrer chez toi les pauvres sans foyer !
Quand tu vois un homme nu, couvre-le !
Ne cherche pas à éviter celui qui est fait de la même chair que toi !
La littérature sapientiale, en particulier les livres des Proverbes et du Siracide, insiste sur le fait que le prochain est à respecter, comme conséquence de la « crainte du Seigneur », du respect de Dieu. Ce prochain, il faut lui pardonner, gagner sa confiance et son amitié, ne pas le mépriser, ne pas porter de faux témoignages, ne pas garder rancune, lui prêter, mais aussi restituer, ne pas lui ôter ses moyens de vivre (cela serait le tuer).
L’amour de Dieu ne peut donc être dissocié de l’amour du prochain. Un psaume résume simplement cette évidente vérité biblique : « Seigneur, qui sera reçu dans ta tente…celui qui n’a pas laissé courir sa langue, ni fait tort aux autres, ni outragé son prochain. » (Psaume 15,1,3)
Le prochain chez Jésus et dans le Nouveau Testament
Pour Jésus, ce qui nous constitue frères et soeurs c’est notre obéissance à Dieu. (cf. Marc 3,32-35) Il brise les cadres de la notion du prochain limitée aux nôtres. Le prochain peut aussi être notre ennemi, car Dieu fait lever son soleil sur tous (cf. Marc 5,43-48). Dans la parabole du bon Samaritain, le prochain n’est pas, comme on pourrait s’y attendre, l’homme blessé secouru, mais le Samaritain qui le secourt, qui se comporte en prochain, contrairement aux deux religieux qui avaient évité le blessé.
Jésus devient le prochain de tous, car il est venu chercher et sauver ce qui était perdu. Il conjoint les deux commandements de l’amour pour Dieu et pour le prochain, en insistant que ce prochain est à aimer comme soi-même. Bien plus, nous avons à nous aimer les uns les autres comme il nous a aimés.
Ses plus petits frères ne sont pas seulement ses disciples, mais chaque personne pour laquelle il a donné sa vie, en se substituant à nous sur la croix, où il vit nos douleurs et nos maladies, où il subit les conséquences de nos transgressions et de nos violences.
Aimer ce frère, c’est aimer Jésus, car il nous attend dans chaque personne, particulièrement les plus fragiles : « Tout ce que vous avez fait aux plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait » (Matthieu 25,40). Et, blesser ce petit, c’est le blesser, Lui.
Pour Jean, c’est à l’amour pour le frère que l’on reconnaît l’authenticité de la foi (1 Jean 2,9-11 ; 3,12-17 ; 4,20-21). Pour Paul, « Il n’y a plus ni juif ni grec, ni esclave ni libre, ni homme ni femme en Christ (Gal 3,28-29).
Paul aussi rappelle la loi du Lévitique : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même », et que « l’amour ne fait aucun tort au prochain » (13,9-10). Par conséquent, « celui qui aime son prochain a pleinement accompli la loi. » (Rom 13,8)
« L’acte par lequel le Fils de Dieu s’est fait notre prochain, notre frère, a pris sur lui notre condition humaine, devient le fondement de toute l’éthique chrétienne, de tout comportement envers nos semblables, »[4]écrit Suzanne de Dietrich.
Dieu, proche du coeur. L’alliance intériorisée.
Par amour pour son peuple d’Israël, qui ne réussit pas à se conformer aux termes de l’alliance à cause de son péché sculpté dans son cœur (Jérémie 17,1), Dieu décide d’intérioriser cette alliance en gravant sa loi dans leur cœur, en la gravant dans le cœur, à la place du péché. (Jérémie 31,27-40 ; cf. Ézéchiel 36,26-27)
Cette alliance nouvelle se fait en Jésus-Christ, le berger d’Israël, par le Saint-Esprit. En Jésus-Christ, Dieu ne se souviendra plus de leur péché. Comme il ne se souvient pas du nôtre ! Par la foi en Jésus-Christ, Dieu se rend proche de nous et devient « sensible au cœur ». Il grave sa loi dans notre cœur, si bien que chacun peut le connaître personnellement.
L’Évangile : Dieu est proche en Jésus
« Dans la plénitude des temps, la proximité de Dieu se fait chair par l’incarnation de son Fils. À travers Jésus, Dieu se rend présent et accessible de façon extraordinaire : il « est » le Dieu prochain de chaque être humain. »[5]
« Le Règne de Dieu s’est approché, changez d’attitude et croyez en la Bonne Nouvelle », telles sont les premières paroles de Jésus en Galilée. (Mat 3,2 ; 4,17 ; Marc 1,15) Quand il envoie ses disciples, il leur demande : « En chemin, proclamez que le Règne des cieux s’est approché. » (Matthieu 10,7)
Jésus s’approche de tous. Dans l’évangile de Matthieu, on voit qu’il se laisse aussi approcher de tous, de manière surprenante. Ainsi, il permet à un lépreux de s’approcher de lui (8,2), comme à un officier romain (8,5).
Une femme lui touche la frange de son vêtement (9,20). Un père s’approche de Jésus et tombe à ses genoux pour lui demander de guérir son fils (17,14). Être disciple, c’est pouvoir s’approcher de Jésus (13,10, 36 ; 14,15 ; 15,12, 23).
Jésus a toujours accueilli tout le monde, en particulier les plus marginaux, les plus pauvres, les plus différents. Il a offert à chacun son amitié, abattant les barrières érigées par l’orgueil et l’égoïsme.
Cette proximité de Jésus devient le modèle des relations que nous devrions avoir les uns envers les autres. La première volonté du Père sur nous est de chercher à nous accueillir les uns les autres comme Jésus nous a accueillis.
En Christ, juifs et non juifs deviennent proches
Cette invitation à nous accueillir à cause du Christ s’oppose à la tendance à nous isoler, à établir des discriminations, à marginaliser, à exclure l’autre parce qu’il est différent de nous. Elle est au cœur de la pensée de l’apôtre Paul, quand il dit : « Accueillez-vous donc les uns les autres, comme le Christ vous a accueillis, pour la gloire de Dieu. » (Romains 15,7)
En écrivant ceci aux Romains, Paul appelle les croyants d’origine juive et ceux d’origine païenne à se reconnaître comme frères et sœurs et à s’accueillir autour d’une même table. Cet appel a pris une nouvelle actualité en notre siècle, où de plus en plus de juifs reconnaissent Jésus comme Messie d’Israël.
« Soyez solidaires des saints dans le besoin », appelle l’apôtre Paul (Romains 12,13). Dans la même lettre aux Romains, cette solidarité s’exprime par une « collecte de solidarité en faveur de ceux qui sont pauvres parmi les saints de Jérusalem. » (Romains 15,25-26) Il est intéressant que le mot « solidarité », utilisée par la TOB, traduit ici le terme grec « koinonia » qui exprime la communion avec Dieu en Christ. Cette communion s’exprime concrètement à travers cette « collecte de solidarité. » Paul a mis un grand soin à l’organiser, car elle manifestait très concrètement cette communion nouvelle entre juifs et non-juifs.
Il le dit de manière très impressionnante dans la lettre aux Éphésiens : « maintenant, en Jésus-Christ, vous qui jadis étiez loin, vous avez été rendus proches par le sang du Christ. C’est lui, en effet, qui est notre paix : de ce qui était divisé, il a fait une unité. Dans sa chair, il a détruit le mur de séparation : la haine. Il a aboli la loi et ses commandements avec leurs observances. Il a voulu ainsi, à partir du Juif et du païen, créer en lui un seul homme nouveau, en établissant la paix, et les réconcilier avec Dieu tous les deux en un seul corps, au moyen de la croix : là, il a tué la haine. Il est venu annoncer la paix à vous qui étiez loin, et la paix à ceux qui étaient proches. » (2,13-17)
Dieu proche, à travers la croix et la résurrection de Jésus
Sur la croix, Jésus se fait proche de l’humanité jusqu’à se sentir péché (2 Corinthiens 5,21), loin de son Père dont il disait pourtant : « moi et le Père, nous sommes un (Jean 10,30). Par la croix, Jésus nous a réconciliés avec le Père, mais il a aussi réconcilié juifs et non juifs, « rendus proches par le sang du Christ. » (Éphésiens 2,13)
Après sa résurrection, Jésus continue à manifester sa proximité : il s’approche de ses disciples sur une montagne avant de les envoyer dans le monde. (Cf. Matthieu 28,18)
Partout, il se rend désormais présent à travers la communion entre ceux qui s’aiment en son nom. Cette proximité du Christ parmi nous n’est pas immédiate. Elle exige la condition de la communion fraternelle, comme il le dit : « Là où deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis au milieu d’eux. » (Matthieu 18,20)
Faire goûter à sa proximité et à sa consolation à travers notre unité les uns avec les autres, sans que les autres s’en rendent même compte, telle est la vocation du mouvement des Focolari. C’était déjà l’expérience des pèlerins d’Emmaüs qui, les premiers, ont vécu cette proximité de Jésus parmi eux, à tel point que leur cœur brûlait en eux.
Enfin, Jésus annonce que son ultime venue est proche. (Marc 13,29). Promesse qui habite ses apôtres, comme Jacques (Jacques 5,8), Pierre (1 Pierre 4,7) et Jean (Apocalypse 22,10)
Jésus, proche du cœur des hommes
« Toute la vie de Jésus telle que nous la décrivent les quatre évangiles constitue un témoignage constant d’amour du prochain, qui se fait tendre et concret, ce qui nous invite à relire la Bonne Nouvelle sous cet angle. »[6]
Jésus pleure avec Marie et Marthe devant le tombeau de Lazare (Cf. Jean 11). Il regarde avec les yeux du cœur et devine les blessures. Son regard n’est pas neutre, froid ou détaché. Il a compassion pour la foule égarée et devine la fatigue de ses disciples et les invite à l’écart (Marc 6,30-34).
« Son regard est si tendre et plein de compassion, qu’il sait saisir les besoins, même les plus cachés, des personnes », explique le pape François, lors de l’Angélus du 22 juillet 2028.
Jésus parle avec délicatesse à la femme adultère qu’on voulait lapider et la relève avec douceur. De même, il accueille la femme samaritaine. À ces deux femmes blessées par la vie, il veut apporter le don de Dieu. Pour Jésus, la personne, quelle qu’elle soit est digne de notre respect et de notre confiance.
En bénissant qui le maudissait, en pardonnant à qui l’insultait, en guérissant et en encourageant, il montre le chemin de la proximité à tous. Jésus, vrai Dieu et vrai homme, a aimé avec un cœur à la fois humain et divin. Son exemple nous montre un chemin comment aimer.
Comment se rendre proche ? Un art de vivre la proximité
La proximité n’est pas chose facile, ni évidente. Par expérience, nous savons qu’il y a beaucoup d’obstacles à ôter. Ce n’est pas pour rien que les premières paroles de Jésus sont : « Le Royaume de Dieu est proche, changez d’attitude et croyez en la Bonne Nouvelle. » (Marc 1,15).
Voici ce que ce « changement d’attitude » (Metanoïa en grec) peut signifier. En sept propositions :
1. Changer de regard : recevoir des « yeux neufs », car notre regard est troublé et notre cœur est tortueux. « Heureux les cœurs purs, ils verront Dieu », dit la Béatitude (Matthieu 5,8). Il faut demander chaque jour un cœur pur pour rencontrer Dieu dans les personnes. L’amour versé dans nos cœurs ne nous rend pas aveugles, mais clairvoyants, selon la maxime « Ubi amor, ibi oculus », « là où il y a l’amour, là il y a le regard. »
2. Changer son cœur : en demandant à l’Esprit saint d’ôter le cœur de pierre pour y mettre le cœur de chair, selon la promesse du prophète Ézéchiel : « Je vous donnerai un coeur nouveau, et je mettrai en vous un esprit nouveau ; j’ôterai de votre corps le coeur de pierre, et je vous donnerai un coeur de chair. » (36,26) Il faut demander à Dieu de « circoncire notre cœur » : c’est la grande promesse donnée à Israël (Cf. Lévitique 26,41, Deutéronome 10,16 ; 30,6 ; Jérémie 4,4 ; 9,24-25 ; Ézéchiel 44,6-9) et que Paul voit réalisée en celui qui met sa confiance en Jésus (Cf. Romains 2,29)
Chaque jour, notre cœur risque d’être pollué par le mal et de nous isoler ; chaque jour, nous avons besoin de prier avec le psalmiste : « Ô Dieu, crée en moi en cœur pur, renouvelle en moi un esprit bien disposé »(Psaume 51(50),10)
Changer son cœur, c’est aussi demander Jésus de mettre en nous son « cœur doux et humble » et à l’Esprit saint d’enflammer notre cœur, comme il l’a fait pour les pèlerins d’Emmaüs. Le vrai baptême dont le baptême d’eau est le signe est le baptême de feu ou le baptême du Saint-Esprit.
Jésus est en effet venu pour apporter un feu d’amour, un « Focolare » : « Je suis venu apporter un feu sur la terre et il me tarde qu’il soit allumé », dit Jésus. Ces mots de C. Lubich lui font écho : « Laissez la charité qu’il a répandue dans vos cœurs enflammés devenir un feu dévorant, qu’il brille dans vos yeux, vos paroles, dans tout ce que vous faites. »[7]
3. Recevoir des oreilles nouvelles pour entendre le gémissement de ceux qui ont besoin de proximité. Tant de fois Jésus appelle à bien écouter : « Que ceux qui ont des oreilles pour entendre, entendent. » (Matthieu 11,15, cf. Apocalypse 3,22)
Une des plus belles prières de la Bible est celle de Salomon qui a demandé à Dieu : « donne-moi un coeur qui écoute. » (1 Rois 3,9) Cela signifie d’abord écouter Dieu dans sa Parole et les circonstances de notre vie, mais aussi écouter notre prochain jusqu’au bout, comme le Seigneur qui est « proche de ceux qui ont le cœur brisé et sauve ceux dont l’esprit est écrasé. » (Psaume 34(33),19)
4. S’exercer à un art d’aimer : à la suite du philosophe Erich Fromm pour qui l’amour vrai exige effort et discipline, humilité et patience, courage et détermination, C. Lubich expliquait de manière pédagogique que cet art implique au moins trois dimensions :
– Ne pas faire de distinctions
– Faire le premier pas vers l’autre
– Aimer l’autre comme soi-même
La parabole du Bon Samaritain est un exemple biblique très éloquent d’une personne qui vit cet « art d’aimer » (Luc 10, 25-37) Les Pères de l’Église voient en lui la personne de Jésus lui-même.
Le Samaritain ne fait pas de distinction et prend l’initiative du premier pas vers l’homme blessé. Il montre que la proximité ne coïncide pas avec le fait d’être semblable, puisque cet homme appartient à une autre culture et religion. Mais, malgré ces différences, le Samaritain s’est rendu proche de lui. Il l’a aimé en se mettant à sa place.
5. « Se faire un ». Cette expression s’inspire de l’apôtre Paul qui voulait « se faire tout à tous » : « J’ai été faible avec les faibles, afin de gagner les faibles. Je me suis fait tout à tous, afin d’en sauver de toute manière quelques-uns. » (1 Corinthiens 9,22)
Pour C. Lubich, ce genre de relation avec le prochain signifie « vivre ses demandes, ses souffrances et ses joies, tout sauf le péché. »[8] Cela implique de tendre vers une relation de coeur à cœur.
Se faire un en laissant une place à l’autre est la voie royale du dialogue. « Se faire un exige des esprits pauvres, d’être pauvre d’esprit pour être riche en amour. »[9] Ce qui signifie vivre les Béatitudes dont la première dit : « Heureux les pauvres en esprit, le Royaume des cieux est à eux. » (Matthieu 5,3) Il est bon chaque jour de réciter les Béatitudes, comme nous y invite, à midi, le Tiers Ordre des Veilleurs.
6. S’oublier, à l’image de Jésus qui s’est abaissé, comme le chante l’hymne de Paul aux Philippiens : « Ayez en vous les dispositions qui sont dans le Christ Jésus », lequel s’est abaissé dans une extrême humilité pour être exalté par sa résurrection (Philippiens 2,5).
S’oublier signifie être pleinement là dans l’instant présent. Face à chaque prochain, il faut oublier nos préoccupations, nos œuvres belles, grandes et utiles. C. Lubich insiste sans cesse que nous avons à chercher à « aimer, comme Dieu l’aime, quiconque croise notre chemin. Alors, puisque nous sommes assujettis au temps, aimons chaque prochain l’un après l’autre, sans garder dans le cœur des restes d’affection pour le frère rencontré quelques minutes auparavant. De toute façon, c’est le même Jésus que nous aimons en tous. S’il reste une attache, cela veut dire que nous avons aimé le frère précédent pour nous-mêmes, ou pour lui, et non pour Jésus. »[10]
7. Savoir perdre. En cas de points de vue opposés, il est tentant de rompre les relations, en s’entêtant dans nos raisonnements. Nous n’avons pas à renoncer à nos convictions, mais à apprendre à les exprimer avec détachement et humilité, tout en acceptant de les perdre et en sachant que notre vision est limitée.
Cependant, perdre n’est pas une fin en soi. Il faut avoir confiance que la lumière de l’Esprit saint nous conduira si nous sommes humbles et patients, en nous encourageant les uns les autres, comme nous y invite Paul : » En toute humilité et douceur, avec patience, supportez-vous les uns les autres dans l’amour. Efforcez-vous de conserver l’unité de l’Esprit par le lien de la paix. » (Éphésiens 4,2-3).
Voir Dieu en l’autre : « Le chemin du frère »
S’exercer à cet art de vivre la proximité, résumé ci-dessus, permet de « voir Dieu en l’autre. » Déjà dans l’épisode de la visite de trois hommes aux chênes de Mambré, Abraham a accueilli Dieu en eux. (Cf. Genèse 18,1-14) Servir nos frères et sœurs avec attention et amour, c’est trouver Dieu. C’est le « chemin du frère » pour arriver jusqu’au Seigneur. En accueillant les trois hommes, c’est Dieu qu’Abraham a accueilli.[11] La Torah et les prophètes d’Israël expriment aussi avec force que Dieu prend soin des plus petits. (Lévitique 19,10; 23,22 ; Esaïe 58,7-8)
Rabbi Akiva, un grand rabbin du 1er siècle, écrivait : « Dieu ayant créé l’homme à son image, tout ce que nous faisons à n’importe quelle personne, c’est comme si nous le faisions à Dieu lui-même. »
Jésus, le « vrai Dieu » devenu « vrai homme » (1 Jean 1,1 ; 5,20) le dit à son tour en s’identifiant à ses frères et sœurs, en particulier les plus petits. Selon que nous aimons ou non vraiment notre prochain, nous aimons Jésus ou nous ne l’aimons pas : « Tout ce que vous avez fait aux plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait. » (Matthieu 25,40)
Pour C. Lubich ce « chemin du frère » est de s’approcher de manière privilégiée de tous ceux qui ressemblent le plus à Jésus dans son abandon, lorsqu’il crie sur la croix : « Mon Dieu, mon Dieu pourquoi m’as-tu abandonné. » (Matthieu 27,46) Son cri est compris comme sa plus grande souffrance et devient son idéal de la vie, qu’elle a transmis à ceux qui désirent vivre la « spiritualité de l’unité. » Dans son « Petit Manifeste inoffensif », elle écrit : « Nous l’avons trouvé partout. Dans le frère souffrant : chaque douleur physique, morale ou spirituelle nous est apparue comme une ombre de sa grande souffrance. »
À Trente, alors que la ville croulait sous les bombes, les premiers membres de la communauté naissante se rendaient proches des plus petits et des plus pauvres. « En chacun d’eux, le Christ veut naitre, grandir, vivre, ressusciter. Il nous appelle à l’aide, nous demande réconfort, conseil et réprimande, lumière, pain, logement, vêtements, prières. » [12]
« Voir Jésus dans l’autre » signifie l’aimer, écrivait Igino Giordani : « Aimer pour connaître et connaître pour aimer, c’est découvrir Jésus dans le frère. Puisque le Christ est amour, en aimant on trouve le Christ. J’aime mon frère et je trouve le Christ. »[13]
Les proches et les lointains
Dans la parabole du bon Samaritain, le Christ fait comprendre qu’aimer notre prochain signifie répondre à une rencontre. La charité chrétienne n’est pas un concept abstrait – aimer l’humanité en général – ni une idéologie déconnectée du réel, mais un amour concret. Il s’agit de rencontrer celui ou celle qui devient mon prochain dans l’instant présent de ma vie.
Comme le dit Jean Calvin, commentant ce passage :
« Christ nous enseigne ici que le prochain, c’est tout homme en détresse qui croise notre route, même s’il est notre ennemi. Il ne faut pas demander qui est digne de notre amour, mais à qui Dieu nous appelle à manifester miséricorde. »[14]
Mais, comment nous rendre proches de ces personnes que nous ne connaissons pas, mais que nous voyons chaque jour à travers les médias. Comment accueillir ces lointains, souvent pauvres, qui viennent frapper à notre porte.
Nous ne pouvons pas les ignorer, cela serait mépriser Dieu. Nous serions comme le riche de la parabole qui se goinfre alors que Lazare se fait lécher ses plaies par les chiens devant sa porte.
L’Esprit saint doit nous inspirer comment ouvrir notre cœur, donner notre temps et de nos biens. Il n’y a rien d’automatique. Il faut se rappeler toutefois que l’amour du prochain signifie que ce qui vient en premier n’est pas un universel abstrait mais le particulier et l’enraciné. Cela commence par les membres de sa famille car « celui qui ne prend pas soin des siens, surtout des membres de sa famille, a renié la foi, il est pire qu’un incroyant, » (1 Timothée 5,8) dit Paul sans ambages.
Dans ce sens, le grand penseur protestant Jacques Ellul disait que « l’homme moderne croit aimer tout le monde, mais il ne sait plus aimer personne. » Il dénonce un humanisme qui dissout la responsabilité personnelle et devient une fuite de la volonté concrète de Dieu.
Pour Thomas d’Aquin, « charité ordonnée » commence par Dieu, à aimer par-dessus tout, puis par les prochains que Dieu met sur notre chemin : nos parents, notre famille, les communautés intermédiaires, l’entreprise, la patrie. Il s’élargit ensuite, par degrés, jusqu’aux lointains.
Cependant, aimer, ce n’est pas tout embrasser indistinctement. « L’homme doit aimer tous les hommes par charité, mais il ne peut les aimer tous d’un amour de dilection égale. Il aime plus ceux avec qui il a une plus grande connexion. »[15]
Cela signifie que l’amour chrétien s’adresse à tous, mais pas au même degré ni de la même manière. Il y a une progression : on ne peut pas aimer authentiquement les lointains si on méprise ceux que Dieu place à côté de nous.
L’Église, lieu de la proximité
L’Église est appelée à être la « maison et l’école de la proximité », pour paraphraser une expression de Jean-Paul II. Ses racines se trouvent dans la communion trinitaire. Cette communion est à la fois une grâce et une responsabilité ; elle devient réalité en exerçant l’art de la proximité.
Cette idée que l’Église est la maison de Dieu où se vivent des relations de proximité entre croyants, membres de la famille divine, est développée dans presque toutes les épîtres de Paul. « Vous n’êtes plus des étrangers, ni des gens du dehors ; mais vous êtes concitoyens des saints, gens de la maison de Dieu. » (Éphésiens 2,19-20).
Paul se compare à une mère nourricière et à un père, illustrant des relations très familiales dans la communauté chrétienne : « Nous avons été pleins de douceur au milieu de vous, comme une nourrice prend un tendre soin de ses enfants […] Vous savez aussi que nous avons été pour chacun de vous ce qu’un père est pour ses enfants, vous exhortant, vous consolant, vous conjurant de marcher d’une manière digne de Dieu. » (1 Thessaloniciens 2,7-12)
Dans cette ligne, C. Lubich appelait à « faire famille. » Son testament est : « soyez une famille. »[16] Pour cela, il faut invoquer l’Esprit saint pour que nous ayons un cœur de mère aimante, dont Marie est le modèle. L’art d’une mère est justement de réunir les membres de la famille.
« À l’instar de notre cœur qui, dans un mouvement alternatif, pompe et rejette le sang, l’Église recueille les fidèles « à l’intérieur » pour les nourrir de la proximité du Ressuscité en nous et entre nous, avant de les projeter « vers l’extérieur » afin qu’ils deviennent à leur tour les prochains de l’humanité. »[17]
Irriguer l’humanité
Durant cette année 2025, nous commémorons les 1700 ans du Concile de Nicée, lequel a fortement affirmé l’incarnation du Fils de Dieu qui a « pris chair de la vierge Marie ». Jésus est à la fois « vrai Dieu » et « vrai homme ». J’ai participé à plusieurs congrès et célébrations œcuméniques à l’occasion de ce Jubilé. J’ai été frappé que les chrétiens de toutes les Églises confessent ensemble le Credo de Nicée-Constantinople. Nous avons « un seul Esprit…, une seule espérance…, un seul Seigneur, une seule foi, un seul baptême, un seul Dieu et Père de tous » (Éphésiens 4,4-6)
L’incarnation de Dieu est un rappel constant qu’on ne peut interpréter l’Évangile uniquement de manière spirituelle. En tant que vrai Dieu et vrai homme ressuscité, vivant parmi nous, le Christ nous appelle constamment à sortir pour nous engager dans des activités sociales et civiles et faire entrer sa lumière dans l’humanité.
Le magnifique psaume 34 dit que « ceux qui ont regardé vers (Dieu) sont radieux » (TOB, v. 6). Or le verbe hébreu qui traduit « être radieux » signifie littéralement « irriguer » ou « inonder. » Naharu vient, en effet, de Nahar, le fleuve. L’idée est donc que ceux qui sont proches de Dieu, par sa grâce et la cohérence de leur vie, irrigueront l’humanité.
Dans cet ordre d’idées, C. Lubich parlait des « inondations » que la Parole de Dieu vécue suscite dans tous les domaines de l’activité humaine, comme « un fleuve souterrain qui coule sans faire de bruit, mais émerge de temps à autre, transmettant une vitalité toujours nouvelle au service d’une société à dimension humaine. »[18]
Cet art de la proximité est à vivre dans les entreprises, les parlements, les universités, et dans tant d’autres lieux. Nous somme ainsi appelés à être « sel de la terre » dans tous les domaines de l’activité humaine.
[1] Conférence à la rencontre du mouvement des Focolari, (Mariapolis), Nandax-Ressins, 18 juillet 2025
[2] La proximité, le style de Dieu, Nouvelle Cité, Bruyères-le-Châtel, 2025, p. 23
[3] Cf. Le document du Dicastère pour la promotion de l’unité des chrétiens : Les dons et l’appel de Dieu sont irrévocables (Romains 11,29). Une réflexion théologique sur les rapports entre catholiques et juifs à l’occasion du 50eanniversaire de Nostra Aetate.
[4] Vocabulaire biblique, Delachaux et Niestlé, Neuchâtel, 1954, p. 237
[5] La proximité, le style de Dieu, op.cit., p. 23
[6] La proximité, le style de Dieu, op.cit., p. 18
[7] Lettres des premiers temps, Nouvelle Cité, Paris, 2010, p. 153
[8] Un nouvel art d’aimer, Nouvelle Cité, Paris, 2006, p. 83
[9] C. Lubich, La dottrina spirituale, Città Nuova, Roma, 2006, p. 291.
[10] C. Lubich, Méditations, Nouvelle Cité, Paris, 2000, p. 18
[11] Sur le « chemin du frère », voir Proximité, le style de Dieu, op.cit., p. 13-14
[12] Lettres des premiers temps, Op. cit., pp. 43-44
[13] I. Giordani, Il fratello, Città Nuova, Roma, p. 91
[14] Institution chrétienne III, 25
[15] Somme théologique, IIa-IIae, q. 26, a.6
[16] C. Lubich, Pensée et Spiritualité, Nouvelle Cité, Paris, 2003, pp. 85-86
[17] La proximité, le style de Dieu, op.cit., p. 64
[18] La proximité, le style de Dieu, op.cit., p. 55
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